Pour une architecture scolaire numérisée

Ordrup Skole (Denmark)

Quand le ministère de l'Éducation nationale a dans ses cartons d'utiles et merveilleux projets pour construire l'école de demain.

Qui oserait prétendre que l’Éducation nationale n'a pas le sens des priorités ?

Le numérique, par exemple : ne révolutionne-t-il pas les façons d’apprendre ? C’est donc très logiquement que la Direction du numérique pour l’éducation a engagé une profonde et utile réflexion sur l’architecture scolaire afin justement de « faire entrer l’école dans l’ère numérique ». Un dossier1 vient d’être publié en fin d’année dernière et présenté au salon des nouvelles technologies à l'école : le projet Archicl@sse.

Pour nous convaincre de l’urgence à combler notre retard, ce dossier nous présente les photos accusatrices, en noir et blanc bien sûr, d’une école française d'après-guerre, avec ses tableaux noirs, ses craies, ses porte-plumes et ses encriers, école inspirée, selon un Michel Foucault, « de l'architecture industrielle […] et de celle des couvents et des prisons. » Pire : on trouve dans ce dossier les photos accablantes des écoles aujourd'hui.

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Il est temps de rêver d’une autre école, d’une école numérique, qui ne changerait pas seulement dans ses murs, mais dans son âme même.

Et pour réfléchir aux lieux d’enseignement de demain, quoi de plus audacieux que de consulter quelqu’un qui n’enseigne pas  ? La parole est donc donnée à un architecte, travaillant pour le compte d’une agence vivant des commandes publiques et dont les projets « offrent aux élèves des espaces partagés au-delà des 4 murs de l'espace de la classe avec pour objectif l’épanouissement des enfants en imaginant les écoles de demain ». On le voit : avec cette agence, c'est la mission même de l'école qui change !

Notre architecte, visiblement au fait des dernières révolutions pédagogiques, propose ainsi rien de moins que de jeter aux orties les « pédagogies traditionnelles ». Ne faut-il pas mettre « l’architecture des écoles de demain au service de nouvelles pédagogies »  ?

« À une école qui a mis le professeur au centre et organisé les élèves sous sa surveillance, il faudrait peut-être imaginer une école centrée sur l'élève et son travail, les nouvelles technologies du numérique nous permettent de revisiter ces fondamentaux. Le modèle cette fois, ce n'est plus l'usine, c'est “l'open space” avec espaces modulables, coins sympas de détente, construction de groupes. »

Dans cette perspective, de nouvelles questions se posent de façon aigue : « L'école doit-elle apprendre à travailler ou transmettre ? Doit-elle apprendre à obéir à un leader et à respecter la Loi ou à gérer les relations avec les êtres humains et à construire des groupes efficaces et raisonnables ? » Les besoins  ? « Être connecté partout et tout le temps ou presque pour élèves et enseignants. » Ce n’est pas sans courage que notre architecte l’avoue : dans l’école moderne et numérique, « tout l'espace est conçu pour aider le travail de l'élève et non celui du professeur. »

Avec, pour horizon ultime, l'effacement, voire la disparition de la classe. Avec le réseau, l'école elle-même ne devient-elle pas superflue ?

Quand l'esprit Rolex souffle sur l'école

Pour trouver l'inspiration, le mieux est encore de faire « le tour du monde des solutions » dans les écoles les plus modernes du monde, souvent au nord de l'Europe, comme le dossier nous y invite :

1. Rolex Learning Center 1.jpg 2. Ørestad Gymnasium 1.jpg 3. Ørestad Gymnasium 2.jpg

4. Ørestad Gymnasium 3.jpg 5. Nordstjerneskolen.jpg 6. Ordrup skole 2.jpg

7. Ordrup skole 1.jpg 8. Ordrup skole 3.jpg 9. Karolinska Institutet.jpg

On se prend à rêver avec ces lignes courbes et épurées, ces immenses volumes nimbés du soleil que laissent passer de vastes baies vitrées, ces murs blancs et lumineux, ces nuages acoustiques au plafond, ces grands escaliers de bois clair et ces cloisons en plexiglas, ces structures évoquant des aires de jeu, ces tables hautes, ces chaises colorées et ces poufs confortables et profonds où s’allongent studieusement des élèves bien sages, parfois sans chaussettes mais toujours ou presque avec un ordinateur. On en oublierait presque qu’il s’agit d’écoles !

Bien sûr, les esprits prosaïques rappelleront – non sans cruauté – le mauvais état de nos écoles et des besoins bassement matériels supposés plus urgents : locaux souvent vétustes, mal chauffés, mal aérés, murs décrépits, fuites récurrentes, toilettes saumâtres etc.

D’autres engageront bien sûr des polémiques aussi stériles que rétrogrades. Les élèves ne sont-ils déjà pas trop souvent connectés en dehors de l'école et ont-ils tant besoin de l'être à l'école ? À quoi bon un dispendieux mobilier numérique que les appareils mobiles rendent déjà obsolètes  ? Comment le« besoin d’isolement pour travailler seul ou en groupe » peut-il être concilié avec «  le besoin de faciliter la surveillance et la sécurité des élèves pendant le travail hors de la classe »  ? Le refus de « l'obsession de la surveillance » ne s’oppose-t-il pas à l'ouverture et à la «  transparence » recherchées partout (« Tout le monde voit tout le monde »)  ?

D’autres encore, plus perfides, feront remarquer que les plus fascinantes de ces « écoles » de rêve sont en réalité des universités (Karolinska Institutet à Stokholm), des bibliothèques universitaires cofinancées par le secteur privé (Rolex Learning center à Lausanne) ou bien encore des écoles privées si onéreuses que la scolarité d’un enfant peut coûter à ses parents jusqu’à un demi-million d’euros (International school of Brussels ou Barrie school, dans le Maryland2).

Mais l’école bienveillante et numérique dont rêve tout haut la Direction nationale pour le numérique éducatif n’est-elle pas à ce prix  ? Ne devons-nous pas le meilleur pour nos enfants ?

En ces temps de difficultés budgétaires, soyons réalistes et demandons l'impossible : l’architecture scolaire en France se doit avant tout d'être disruptive et de s'abstraire des contingences du quotidien. Voilà pourquoi l’école publique française doit s’inspirer des écoles privées les plus chères et les plus élitistes du monde. Le primaire ou le secondaire doivent naturellement s’inspirer du modèle universitaire.

Car – n'en doutons pas – c’est seulement au prix d’une telle déconnexion avec le réel que l’école française pourra enfin être connectée  !

@loysbonod


Notes

[1] Éduscol, « Archicl@sse: impact du numérique sur l'architecture des écoles et des établissements » (27 novembre 2014). Dossier présenté au salon EducaTICE 2014.

Le numérique modifie les situations d’apprentissage, l’enseignement est plus interactif et participatif. Il nécessite un agencement et un mobilier adapté aux nouvelles pratiques de classe (interactions, binômes sur tablette, travail en petits groupes, enregistrement audio ou vidéo). Les salles de cours, amphithéâtre, salles de formation, couloirs, préau, entrée, recoins, cours de récréation, deviennent polyvalents, flexibles, modulaires, évolutifs pour favoriser cet apprentissage.

[2] International school of Brussels : école privée (frais d’inscription de 15 750€ à 34 000€ par an selon l’âge soit une scolarité totale, de la crèche au lycée, coûtant près d’un demi-million d’euros par élève (plus un quart de million supplémentaire pour une « éducation spéciale »), et ce hors transport scolaire (2 600€ par an) et restauration. La demande d’inscription à elle seule coûte 1 000€. Bref, la scolarisation d’une seule classe suffirait à payer la construction d’un collège en France).

Barrie school, Silver Spring, dans le Maryland : école privée avec campus (frais d’inscription de $14 500 à $27 810 par an selon l’âge, soit une scolarité complète à près de $400 000).

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