Le bluff technologique

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28 Juil 2012 16:10 #1074 par mlepoivre
Le bluff technologique a été créé par mlepoivre
Je propose un commentaire ici, bien que j'aurais pu le faire a propos d'autres articles.

Tout d'abord, je trouve ce blog absolument remarquable, quant à la justesse et la profondeurs des analyses qu' on peut lire, avec lesquelles je suis en plein accord. Vous posez les bonnes questions et pointez les vrais problèmes en ce qui concerne le rapport de la modernité et de l'école, qui se pose à nouveau frais aujourd'hui à travers la question des nouvelles technologies et du numérique.

J'aimerais réagir à votre expérience pédagogique avec wikipédia et à cet article sur les portables et de façon générale à votre réflexion sur la place de la technologie.
Vous démontrez d'abord simplement que le numérique à l'école relève tout d'abord d'un vaste bluff technologique. C'est le titre d'un livre de Jacques Ellul, qui aborde déjà les problèmes posés par l'introduction de l'informatique à l'école. Bluff organisé par l'Ecole (les instances officielles, le ministère), les entreprises privées du numérique, certaines associations et groupe d'influence, les médias etc. Il s'agit avant tout d'un discours idéologique, fondé sur une injonction technicienne et sur l'idée que le numérique est une fatalité inévitable, mais ce discours conditionne des projets et par une sorte de prophétie auto réalisatrice démontre la nécessité du numérique. Le plus bel exemple est ce forum des enseignements innovants, que pour ma part je trouve totalement ridicule. Comme vous le dites, il y a un violent terrorisme intellectuel dans ce discours, consistant à ringardiser l'enseignant, à faire de lui ce "dinosaure" que beaucoup voient en lui aujourd'hui. Aujourd'hui, l'institution elle même semble mépriser et rabaisser les profs, et par ce credo du tout numérique semble presque admettre l'obsolescence de l'enseignant, simple humain muni de sa parole, au sens ou le philosophe allemand Gunther Anders parle de l'obsolescence de l'homme.
C'est donc cette idéologie officielle, soumise au primat de la technique, que vous dénoncez. La simple existence de ce blog prouve pour autant que nous ne rejetez par les technologies numériques en elle même. Votre expérience de manipulation de wikipedia montre que vous avez même une certaine maîtrise. On ne pourra pas vous reprocher, comme certains l'ont bêtement fait, d'être handicapé du numérique. D'ailleurs, votre démarche indique plutôt que vous cherchez à éveiller chez les élèves une approche plus active et critique d'Internet.
En revanche, vous rappelez que l'on est fondé à interroger la supposée pertinence de ces technologies et de ces fameux usages innovants dans l'enseignement. Après tout, des scientifiques et informaticiens connus remettent en cause l'usage des ordinateurs à l'école (l'astronome américain Clifford Stoll notamment). Pourquoi, en matière de transmission des savoirs et de pédagogie, l'innovation en soi, impliquant l'utilisation des machines, serait nécessairement meilleure qu'une méthode traditionnelle( tradition qui signifie transmission étymologiquement). Pourquoi un dispositif multimédia interactif serait meilleur pour la lecture de textes littéraire exigeants? Là, encore, c'est une farce, et on se moque du monde. il faut oser rappeler certaines observations de bon sens: dans certains contextes pédagogiques, le numérique n'a strictement aucun intérêt. Un mésusage peut même s'avérer nuisible comme l'expérience de wikipédia l'a montré.
Pour finir, j'aimerais peut être repérer "d'où" vous parlez. Vous êtes professeur de lettres, et je pense donc que votre réflexion sur les technologies procède d'une interrogation sur la place de la littérature et de la langue dans cette "vie moderne". Elle est réduite de plus en plus à une portion congrue, on le sait. Il faut oser le dire; le développement massif du numérique a entrainé une baisse de la lecture de livres et d'oeuvres littéraires et une perte de l'attention. Son usage intensif tend à vous éloigner de la lecture dense sur papier, comme le rappelle justement Nicholas Carr dans son livre The shallows: comme lui, j'ai constaté moi même que je lisais moins qu'avant. Certes, on lit ailleurs, sur des supports numériques, mais on sait que ces derniers ne se prêtent guère à la lecture traditionnelle concentrée, linéaire et prolongée. Or l'enseignement des lettres reste fondamentalement appuyé sur l'usage du support papier et de l'objet livre, selon une tradition tenace. Plus que l'innovation, l'enseignement des lettres s'appuie sur une tradition et une certaine valorisation patrimoniale. La lecture approfondie et concentrée d'un texte suppose par ailleurs la déconnexion. Ce qui est contraire à un des piliers de l'idéologie numérique: être connecté. Le passage aux supports et technologies numérique ne me paraît pas du tout aller de soi; en revanche, le discrédit dans lequel risque de tomber le livre est possible.
Plus encore, on touche sans doute ici à un véritable malaise dans la culture, et peut être qu'au fond le numérique dessine un monde qui est incompatible, en son fondement même, avec la littérature. Pensons à Kundera qui récemment vient de prononcer un discours radical sur ce sujet et évoque son angoisse d'une disparition des livres: il refuse la numérisation de ses oeuvres et assigne à la littérature une seule matière,le papier, et un seul lieu-objet, le livre. Pensons à Philip Roth qui dans son roman Exit le fantôme fait dire à son double Zuckerman: "Je n'ai pas de téléphone portable, pas de magnétoscope, pas de lecteur dvd, pas d'ordinateur. je continue à vivre à l'age de la machine à écrire, et je n'ai pas idée de ce que peut être la Toile mondiale". Ou encore le plus jeune Jonathan Franzen, fustigeant facebook, twitter et les e-books" Twitter est le dernier média irresponsable. Je crains pour les lecteurs, surtout les plus sérieux d’entre eux, et pour les écrivains". Par ces prises de positions radicales et peut-être désespérées, ces gens là, qui représentent la figure du grand écrivain et incarnent la littérature, tournent carrément le dos au numérique, lui déniant toute légitimité "littéraire"( certes, d'autres écrivains sont d'un avis complètement opposé, comme François bon qui pense qu'on est" après le livre"). Mais voilà qui nous ramène pleinement au bluff, et qui nous laisse quasi perplexe quant à l'intérêt même des technologies numériques pour l'enseignement des choses essentielles : la lecture des grands textes. Des gadgets, rien de plus...mais la vie moderne est sous l'emprise des gadgets.

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29 Juil 2012 17:59 #1076 par Loys
Réponse de Loys sur le sujet Le bluff technologique
Je déplace votre intervention lumineuse qui mérite à elle seule un sujet de discussion, avec un titre provisoire que je vous laisse libre de modifier.

J'ai apprécié tout ce que vous avez dit et je suis heureux, dans ce combat à contre-courant pour éveiller les consciences, de rencontrer un esprit critique et solidaire. Soyez le bienvenu sur ce forum.

Il faut vraiment que je lise Jacques Ellul. ;)

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30 Juil 2012 17:42 #1080 par mlepoivre
Réponse de mlepoivre sur le sujet Le bluff technologique
Oui, la lecture d'Ellul permet peut être une critique lucide, voire radicale, de la technologie, même s'il faut admettre qu'il n'est jamais loin de la technophobie et qu'un certain pessimisme se dégage.
Cependant, le simple fait qu'on communique sur cette plateforme interdit de penser qu'on serait dans un rejet du numérique. Mais sachons distinguer technologie et écriture, support et contenu de sens. Sinon on devrait dire que Baudelaire est un auteur numérique car on trouve les fleurs du mal sur Internet.
L'analyse de la technique par Ellul est centrée sur l'idée de puissance. Dire c'est bien ou pas bien n'a pas de sens car la puissance est en dehors de ces aspects moraux. Il est évident que, entre vos mains, elle augmente votre pouvoir d'action sur la réalité ou optimise vos résultats, comme les algorithmes à la Bourse. C'est le cas d'Internet et du numérique dans le rapport à la connaissance. Mais le problème est alors: que faire de cette puissance, de cette force de frappe de l'information, surtout si on ne la maîtrise pas vraiment, contrairement à ce qu'on nous dit sans cesse sur les digital natives ( votre expérience aura eu le mérite de tordre le cou à ce poncif).
Votre expérience avec Wikipédia m'a paru exemplaire car elle démontrait que l'usage massif et sans discernement d'Internet, non seulement est contre productif, mais ruine le sens même de la littérature (je dirai de l'expérience de la littérature). si l'on pense que il y a un profit intellectuel quelconque à chercher des réponses toutes faire sur le net, sur des machines, à quoi bon lire des poèmes et de la littérature, témoignage singulier de notre humanité à travers le prise d'un travail sur la langue.
Votre petit jeu les aura, à mon avis, amené vos élèves à s'interroger sur leur humanité, et leur aura rappelé qu'ils ont encore une vie intérieure...

Pour me présenter un peu, sachez que j'ai été professeur de français avant d'explorer d'autres voies, qui m'ont amené à faire un travail de recherche en sciences sociales sur (en trés gros) l'impact socio-culturel de la révolution numérique...ceci explique cela.

enlisantenecrivant.blogspot.com

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31 Juil 2012 09:44 #1083 par mlepoivre
Réponse de mlepoivre sur le sujet Le bluff technologique
Voici un très bel exemple de bluff technologique, qui illustre notamment ce que Ellul appelle le terrorisme feutré de la technologie:

lemonde.fr/economie/article/2012/07/30/codeurs-la-joyeuse-revanche-des-geeks_1737263_3234.html

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31 Juil 2012 12:40 #1087 par Loys
Réponse de Loys sur le sujet Le bluff technologique
Cet article vient d'être cité ici : www.laviemoderne.net/veille/viewtopic.ph...2&t=262&p=1082#p1078 ;)

mlepoivre écrit: Votre expérience avec Wikipédia m'a paru exemplaire car elle démontrait que l'usage massif et sans discernement d'Internet, non seulement est contre productif, mais ruine le sens même de la littérature (je dirai de l'expérience de la littérature). si l'on pense que il y a un profit intellectuel quelconque à chercher des réponses toutes faire sur le net, sur des machines, à quoi bon lire des poèmes et de la littérature, témoignage singulier de notre humanité à travers le prise d'un travail sur la langue.
Votre petit jeu les aura, à mon avis, amené vos élèves à s'interroger sur leur humanité, et leur aura rappelé qu'ils ont encore une vie intérieure...

Je l'espère car ce que vous dites est malheureusement très vrai : la littérature est un continent à la dérive et qui s'éloigne des nouvelles générations, comme vous le constatez dans votre article sur la crise de la poésie.

Merci pour l'adresse de votre blog : enlisantenecrivant.blogspot.fr/

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14 Aoû 2012 14:12 #1144 par Bug Neurone
Réponse de Bug Neurone sur le sujet Le bluff technologique

mlepoivre écrit: Voici un très bel exemple de bluff technologique, qui illustre notamment ce que Ellul appelle le terrorisme feutré de la technologie:


J'avoue avoir du mal à comprendre en quoi ce qui est exprimé dans cet article relève du « bluff technologique » et même ce que vous entendez par bluff technologique. Je n'ai pas lu Jacques Ellul et ne le connaissais même pas avant de lire votre post, mais j'avoue que vous avez piqué ma curiosité au vif. Il se pourrait que je jette un œil à ses écrits à l'occasion.

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21 Aoû 2012 09:15 #1167 par mlepoivre
Réponse de mlepoivre sur le sujet Le bluff technologique

Bug Neurone écrit:

mlepoivre écrit: Voici un très bel exemple de bluff technologique, qui illustre notamment ce que Ellul appelle le terrorisme feutré de la technologie:


J'avoue avoir du mal à comprendre en quoi ce qui est exprimé dans cet article relève du « bluff technologique » et même ce que vous entendez par bluff technologique. Je n'ai pas lu Jacques Ellul et ne le connaissais même pas avant de lire votre post, mais j'avoue que vous avez piqué ma curiosité au vif. Il se pourrait que je jette un œil à ses écrits à l'occasion.


Bonjour,
cet article me parait typique d'une forme de bluff technologique, car il donne l'impression que dans le nouveau monde numérique qui se met en place, celui qui ne connaitra pas la programmation ou l'écriture informatique (code etc.) ne trouvera pas de travail et sera vraiment exclu. Ellul parle déjà du chantage au chômage: apprenez la technique sinon vous deviendrez chômeur.
Le bluff au sens d'Ellul, c'est d'abord la façon dont la technologie privilégie le sens visuel c'est à dire l'image: il s'agit d'en mettre plein la vue, d'épater ( à ce sujet, lire la pensée powerpoint de Franck Rommer: savez vous qu'un général réputé de l'armée américaine a dit que le plus grand ennemi des USA est Powerpoint). C'est aussi l'idéologie selon laquelle la technologie, c'est à dire les machines, résoudra tous les problèmes et notamment gommera ou lissera les conflits. Pas besoin de réfléchir longtemps pour savoir que c'est un leurre total.
Encore une fois, il ne s'agit pas de rejeter par principe certains dispositifs ou instruments, mais de dénoncer le discours idéologique du tout technologique et du tout numérique.

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23 Aoû 2012 11:07 #1178 par Bug Neurone
Réponse de Bug Neurone sur le sujet Le bluff technologique
Je suis d'accord avec la plupart de vos arguments, même si je trouve qu'ils ne s'appliquent pas tous à cet article.

mlepoivre écrit: celui qui ne connaitra pas la programmation ou l'écriture informatique (code etc.) ne trouvera pas de travail et sera vraiment exclu.

Je suis d'accord qu'il ne faut en aucun cas mettre la programmation « au dessus » du reste. C'est un métier comme un autre, qui demande des compétences, comme les autres métiers, qui demande une formation, comme les autres, ni plus ni moins. Cependant, on ne peut pas nier que certains secteurs recrutent plus que d'autres. Un spécialiste des hiéroglyphes aura plus de mal à trouver un travail qu'un commercial. Et il est évident qu'actuellement, le domaine informatique est l'un des domaines qui recrutent le plus, voire même celui qui recrute le plus. Aussi, quelqu'un qui sait programmer pourra se trouver un emploi relativement facilement. Je dis actuellement, parce que personnellement je ne donne pas 10 ans pour que cette folie s'écroule d'elle même et que le marché de l'emploi en informatique devienne « normal ».
Je ne dis donc pas que celui qui ne connaît pas la programmation est tout de suite exclus, mais que celui qui la connaît aura toujours une « porte de sortie » avec un emploi dans une SSII. J'aurais beaucoup d'autres choses à dire sur le sujet, mais je m'égarerais.

mlepoivre écrit: Le bluff au sens d'Ellul, c'est d'abord la façon dont la technologie privilégie le sens visuel c'est à dire l'image: il s'agit d'en mettre plein la vue, d'épater

C'est pas faux. Mais d'un autre côté est-ce seulement la technologie ? Et puis qu'entend-on par technologie ? Est-ce juste l'ordinateur ? Ou tout ce qui s'est fait depuis la révolution industrielle ? Je pense que l'arrivée des ordinateurs, d'Internet et de ce que j'appelle l'hyper communication à sans doute accentué la tendance, mais que cela existait déjà bien avant. L'Homme a toujours cherché à épater, en mettre plein la vue, que ce soit pour se faire valoir ou pour vendre quelque chose. Est ce qu'on ne maquillait pas les chevaux autrefois lors des ventes pour les faire paraître plus beaux ? La tendance s'est accentuée, surtout la partie se faire valoir et se montrer, avec l'arrivée des réseaux sociaux, mais ce n'est pas quelque chose de nouveau.

mlepoivre écrit: C'est aussi l'idéologie selon laquelle la technologie, c'est à dire les machines, résoudra tous les problèmes et notamment gommera ou lissera les conflits.

Ça je suis bien d'accord. Même si elle peut aider à la résolution de certains, elle ne pourra pas tout faire et surtout risque d'en créer bien des nouveaux tout aussi dangereux si on ne fait pas attention.

Je ne suis absolument pas pour le tout numérique, la dictature des machines, et vouloir faire croire aux gens que c'est possible et bénéfique, je n'aurais pas appelé ça du bluff mais bien de l'imposture technologique, ou même de la dictature technologique.

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