Du vide éditorial au vide juridique

Le jeu de loi de Wikipédia

Nous avons étudié il y a peu l’espèce de vide que représente Wikipédia pour la pensée. Voyons à présent – à l’occasion d’un fait d’actualité récent – dans quel vide juridique l’encyclopédie en ligne s’est développée en une douzaine d’années.

De toutes les crises qui soulignent chaque jour un peu plus l’impuissance des états démocratiques à faire respecter sur Internet, notamment par les grands groupes commerciaux américains, les lois qu’ils se sont données, le litige qui vient d’opposer Wikipédia et la DCRI française est l’un des plus intéressants.

Cette affaire a en effet quelque chose de très singulier.

En l’espèce il ne s’agit pas d’un groupe technologique (comme Google ou Apple) contournant astucieusement les règles de l’imposition en France ou d’un réseau commersocial (comme Twitter ou Facebook) s’affranchissant par exemple des lois françaises sur l’injure, la vie privée ou la diffamation.

Il s’agit d’une encyclopédie collaborative, libre, gratuite et bénévole, qui – dans cette affaire du moins – a bénéficié du soutien inconditionnel et unanime de la presse française. Les enjeux sont pourtant autrement plus graves que de simples questions commerciales et il est regrettable que la presse n’ait pas saisi cette occasion pour engager une réflexion de fond sur l’absence de responsabilité légale de Wikipédia et plus généralement sur l’impuissance de plus en plus criante de la justice française dans un monde interconnecté.

L’affaire Pierre-sur-Haute

Résumons les faits, ou plutôt ce que nous en savons.

Le 24 juillet 2009 un contributeur anonyme crée une page Wikipédia au sujet d’une station hertzienne militaire sur le territoire français. C’est sa seule contribution à Wikipédia.

Le 4 mars 2013, estimant que la page compromet le secret-défense en exposant des informations classifiées relatives à la sécurité nationale, la Direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI) adresse une première demande de retrait de l’article à l’hébergeur américain, la Wikimedia Foundation, laquelle – estimant les informations fournies par la DCRI insuffisantes et malgré ses demandes répétées – n’y accède pas.

Le 30 mars 2013 Rémi Mathis, le président du conseil d’administration de Wikimédia France, par ailleurs un des nombreux administrateurs de Wikipédia, est à son tour contacté : il refuse de supprimer l’article et renvoie aux services juridiques de la Wikimedia Foundation.

Le 4 avril 2013, « dans le cadre d’une enquête préliminaire pour « compromission » conduite par la section antiterroriste du Parquet de Paris »1 et « sous le contrôle de l’autorité judiciaire »2, la DCRI convoque Rémi Mathis dans ses bureaux et le somme de procéder à la suppression de la page sous peine de mise en garde à vue. Celui-ci supprime la page et en informe les autres administrateurs de Wikipédia.

Le 5 avril 2013 la page est rétablie par un administrateur anonyme résidant en Suisse et est consultée 250.000 fois en quelques jours. Elle est rapidement traduite dans une trentaine de langues.

Le 6 avril 2013 l’affaire est rendue publique par deux communiqués, de la Wikimedia Foundation et de Wikimédia France.

Les réactions sur les réseaux sociaux, dans les blogs ou dans la presse sont unanimes. Pour les uns « amateurs » ou « pieds nickelés » devenus « la risée du monde entier », les agents de la DCRI sont taxés d’incompétence, de méconnaissance du fonctionnement de l’encyclopédie collaborative – sans responsabilité éditoriale – ou d’ignorance de la LCEN, la loi de 2004 relative aux contenus sur Internet.

Pour les autres, les mêmes agents sont taxés d’abus de pouvoir, de « pression », d’« intimidation » ou d’« incroyables menaces », bref accusés de vouloir « censurer brutalement » l’encyclopédie et de menacer la liberté sur Internet, à la façon de la police des états les plus totalitaires.

Bref la DCRI, en voulant remplir sa mission, s’est attiré quolibets et imprécations libertaires. Focalisés sur la garde à vue dont Rémi Mathis a été averti, en cas de refus de supprimer la page, les médias n’ont guère pointé les différents refus de la Wikimedia Foundation ou de Wikimédia France.

Un encyclopédie si vertueuse

On ne s’attaque pas en effet à un tel monument de la « connaissance libre ». N’oublions pas que la Wikimedia Foundation est une « association caritative » aux États-Unis.

Dans son communiqué, Wikimédia France donne le ton :

Wikimédia France ne comprend pas et n’admet pas que l’on utilise intimidation et méthodes expéditives contre un bénévole œuvrant pour un accès libre et gratuit à la connaissance pour le plus grand nombre.

Faut-il comprendre que de telles « méthodes » seraient acceptables pour n’importe quel citoyen ? Pour Wikimédia France, « contribuer à Wikipédia est une activité généreuse et bénévole » qui exonère – semble-t-il – de toute responsabilité légale. A vrai dire tous ceux qui ont publié des propos diffamatoires ou attentatoires à la vie privée sur Wikipédia l'ont fait... bénévolement.

Le bénévolat wikipédien

En évoquant une menace planant sur le million et demi de contributeurs occasionnels, l’association omet de dire que c’est en qualité d’administrateur (ils sont moins de deux cents) que Rémi Mathis a été d’abord contacté puis convoqué par la DCRI : il s’agit en effet d’effrayer le plus grand nombre. L’association, œuvrant pour le bien de l’humanité et la défense non seulement des contributeurs mais du Web en général, s’érige en autorité morale et renverse ainsi les responsabilités :

Wikimédia France a pour objectif de soutenir la connaissance libre, et a le devoir de dénoncer les actions de censure et d’intimidations menée contre des citoyens français donnant de leur temps pour cette œuvre collective, ce bien commun qu’est Wikipédia. Contribuer à Wikipédia doit-elle devenir une activité risquée en France ? La DCRI n’a-t-elle pas l’arsenal juridique nécessaire pour faire respecter si besoin le secret militaire par des méthodes moins brutales ?

C’est bien tout le problème, à vrai dire : par son fonctionnement Wikipédia joue au jeu de l’oie pour ne pas avoir à répondre devant la loi. Ce « bien commun » qui n’a pourtant pas la moindre légitimité démocratique, se veut au-dessus de la République.

Par le travail de ses patrouilleurs et de ses contributeurs, Wikipédia prétend assurer sa propre police pour faire respecter ses propres règles, souvent fluctuantes et arbitraires. Elle pratique d’ailleurs régulièrement dans l’ombre cette censure qu’elle reproche à la DCRI de vouloir appliquer.

Un monstre juridique

Rappelons le fonctionnement de l’encyclopédie : tout le monde peut participer (anonymement). A la différence de l’édition classique, il n’y a ni auteur, ni éditeur. Il n’y a que des « contributeurs » et, élus par une petite « communauté » francophone, des « administrateurs » avec des pouvoirs plus étendus. En théorie Wikipédia, œuvre de tous, appartient à tous.

La vérité au sujet de cette encyclopédie universaliste et communautaire est plus prosaïque : la Wikimedia Foundation, dirigée par un conseil d’administration, héberge sur ses serveurs américains l’encyclopédie dans toutes les langues et centralise, par dizaines de millions de dollars, les dons du monde entier. Wikipédia est d’ailleurs une marque déposée de la Wikimedia Foundation. Celle-ci n’est responsable que devant la loi de l’État de Floride. Cet hébergement fait de la Wikimedia Foundation le propriétaire de fait de Wikipédia et lui permet par exemple de couper de façon discrétionnaire l’accès à Wikipédia (comme aux États-Unis en 2011) ou de passer des accords commerciaux avec Orange en France, par exemple.

Wikipédia, encyclopédie universaliste ou américaine ?

En France, ainsi que le stipulent ses statuts, l’association loi 1901 Wikimédia France promeut les actions de la Wikimedia Foundation et collecte pour elle les dons français, déductibles des impôts. Il est bien précisé sur son site qu’elle est « reconnue comme une association locale par la Wikimedia Foundation. Il s’agit cependant d’une entité indépendante financièrement et juridiquement, et obéissant à des règles et à une direction distinctes. »

On le voit : pour échapper à toute responsabilité face à la loi française, et notamment à la LCEN (ou loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique), les trois entités (Wikimédia France, la Wikimedia Foundation et Wikipédia) se veulent résolument distinctes les unes des autres : l’une est française, l’autre américaine et la dernière, universelle.

Malheureusement la tendance est plutôt à une certaine porosité entre les trois entités. Ainsi certains membres de la fondation américaine ou de l’association française, comme par exemple le président de son conseil d’administration, sont également administrateurs de Wikipédia, ce qui contredit au passage les propres principes de l’association : « Wikimédia France n’héberge ni Wikipédia (quelle qu’en soit la langue), ni aucun des projets de la Wikimedia Foundation et n’a aucun droit d’édition de ceux-ci. » Un tel mélange des genres est parfois la source de petites complaisances regrettables.

Plus confus encore : Florence Devouard, la fondatrice de Wikimédia France en 2004, a rejoint la même année le conseil d’administration de la Wikimedia Foundation avant d’en devenir présidente en 2006... tout en demeurant administratrice de Wikipédia !

Bref, malgré une certaine confusion des rôles dans la pratique, c’est un montage juridique astucieux, un jeu de loi qui permet une fluidité financière sans responsabilité légale ni risque juridique.

Une première jurisprudence

En 2007, trois personnes, mises en cause sur Wikipédia, ont assigné en procès la Wikimedia Foundation pour diffamation et atteinte à la vie privée.

La Wikimedia Foundation a bataillé ferme pour être considérée par la justice française non pas comme un éditeur, qui engagerait sa responsabilité dans une publication (mieux vaut y renoncer avec 1,6 million d’articles publiés en français), mais comme un hébergeur, c’est-à-dire simple intermédiaire technique sans responsabilité vis-à-vis des contenus hébergés. Enfin, si ce n’est de les « retirer promptement » dès lors que l’hébergeur a « connaissance de leur caractère illicite » (article 6 de la LCEN).

C’est ainsi que la Wikimedia Foundation, se comportant en hébergeur responsable, s’est exécuté et a supprimé toute trace dans l’historique des versions de la page incriminée.

En l’espèce, le tribunal de grande instance de Paris a estimé que la notification de contenu illicite n’avait pas été faite dans les formes et que la responsabilité de la Wikimedia Foundation n’était pas engagée. Florence Devouard, alors présidente de son conseil d’administration, en a alors conclu que le tribunal reconnaissait – implicitement – la « qualité d’hébergeur et non d’éditeur » de la Wikimedia Foundation.

Ce fut une – curieuse – première grande victoire pour Wikipédia : la reconnaissance en droit de la non-responsabilité éditoriale de l’encyclopédie collaborative.

La question s’est alors posée : « Si Wikimedia n’est pas responsable, qui l’est ? »3 Le contributeur anonyme bien sûr. Mais le tribunal a aussi spécifié que la Wikimedia Foundation n’avait pas à lever l’anonymat du contributeur, seul le fournisseur d’accès étant en mesure de communiquer les coordonnées d’un utilisateur.

Deuxième – étrange – victoire pour Wikipédia : la non remise en cause du principe de l’anonymat de ses contributeurs.

Tout utilisateur averti d’Internet sait pourtant qu’une adresse IP ne suffit pas à identifier une personne réelle : une IP publique, dans un café ou dans une bibliothèque, suffit à diffamer n’importe qui sur l’un des sites les plus consultés de France, et ce sans aucun risque.

Depuis cette première jurisprudence, puisque la Wikimedia Foundation n’est pas considérée comme éditeur et qu’il est possible d’y publier anonymement des contenus illicites en toute impunité, Wikipédia est de jure une zone de non-droit pour ce qui est de ses contenus.

Restait une dernière entrave : la responsabilité d’hébergeur de la Wikimedia Foundation.

La Wikimedia Foundation, hébergeur non responsable

En 2013, la DCRI, prenant appui sur cette jurisprudence, a contacté la Wikimedia Foundation pour demander le retrait de la page consacrée à une station hertzienne militaire française, en l’informant qu’elle contenait des informations militaires classifiées et que sa publication violait l’article 413.10 du code pénal français sur le secret de la défense nationale.

En sa qualité d’hébergeur, la Wikimedia Foundation, prenant « connaissance » du « caractère illicite » de ce contenu, se devait – au terme d’article 6.5 de la LCEN – de le « retirer promptement ».

Or la Wikimedia Foundation, régie par les lois de l’État de Floride et visiblement peu émue par notre code pénal (et encore moins par notre loi sur l’économie numérique), n’en a rien fait. Son communiqué, un mois plus tard, justifie son refus :

La Fondation prend les déclarations de menaces pour la sécurité nationale très au sérieux et a étudié le cas en conséquence. Néanmoins il n’apparaissait pas clairement quelles informations spécifiques la DCRI considérait comme classifiées ou bien à haut risque. Sans information supplémentaire, nous n’avons pas pu comprendre ce qui poussait la DCRI à croire qu’une information dans l’article était classifiée. […] A ce stade nous ne voyons aucune raison démontrée de retirer l’article sur une base légale.

La Wikimedia Foundation serait donc en mesure d’exiger de « comprendre ce qui [pousse] la DCRI à croire qu’une information [est] classifiée » ? Ce serait donc à une fondation privée étrangère, sans aucune légitimité démocratique, d’apprécier de sa propre autorité ce qui relève ou non du secret défense d’un pays démocratique comme la France ?

La demande – quasi-administrative et bureaucratique – d’« information supplémentaire » en serait même cocasse s’il ne s’agissait pas d’informations confidentielles concernant la sécurité nationale française.

L’appréciation du secret défense par la Wikimedia Foundation

Ainsi va la vie moderne : une agence de renseignement française devrait passer sous les fourches caudines d’une fondation privée américaine s’affranchissant elle-même des lois françaises.

A bien y réfléchir, une telle appréciation ressortit bien à une ligne éditoriale, celle de la « libre expression » contre toute tentative de « censure » : en refusant de se comporter en simple hébergeur, en choisissant ses contenus, la Wikimedia Foundation se comporte de fait en éditeur. Mais, hébergeur ou éditeur, refusant de toute façon de se soumettre à la justice française.

Cette affaire a le mérite d’avoir exposé à la lumière les limites du fonctionnement juridique acrobatique de Wikipédia.

D’après un syndicat d’officiers de police : « le parquet a saisi la justice américaine, dans une procédure de coopération judiciaire, pour demander le retrait mondial de la page. Sans succès. »4

La bureaucratie wikipédienne toute-puissante

Wikimedia France, hébergeur de fait ?

La DCRI, face à cette fin brutale de non recevoir, s’est donc tournée vers Wikimédia France, dont certains des membres – comme Rémi Mathis – sont administrateurs non anonymes de Wikipédia : « Leur rôle, affirme l’encyclopédie elle-même, est avant tout technique et ils n’ont aucune responsabilité éditoriale supérieure à celle des autres contributeurs. »

Un rôle technique : c’est précisément la définition de l’hébergeur comme « prestataire technique » (chapitre II de la LCEN) : si un administrateur ne se charge pas du stockage des contenus, il se charge en revanche, avec d’autres, de « la mise à disposition du public » et peut techniquement en « rendre l’accès impossible ». Un administrateur de Wikipédia a en effet les droits nécessaires pour supprimer un article, contrairement à un simple contributeur de Wikipédia. C’est bien la raison de la convocation de Rémi Mathis, le président du conseil d’administration de Wikimédia France, par la DCRI, ainsi qu’il l’a indiqué lui-même.

Certains administrateurs de Wikipédia, non anonymes, notamment certains membres ou salariés de Wikimédia France, l’ont si bien compris qu’ils ont préféré renoncer précipitamment à leur statut d’administrateurs.

C’est notamment ce qu’a fait Rémi Mathis le 6 avril 2013, au lieu de déposer plainte pour atteinte à la liberté individuelle : en agissant ainsi, il reconnaissait de fait la responsabilité d’hébergeur d’un administrateur de Wikipédia.

La communauté wikipédienne envisage même de changer le terme « administrateur » pour le remplacer par un terme plus neutre, comme « opérateur ».

L’irresponsabilité morale

A défaut de se reconnaître la moindre responsabilité juridique, la Wikimédia Foundation aurait pu se reconnaître – s’agissant de la sécurité intérieure d’un pays démocratique – une responsabilité morale et suspendre temporairement un article sur un sujet aussi sensible. La suspension temporaire de l’article, en moyenne consulté moins d’une dizaine de fois par jour, n’aurait pas porté atteinte à la noble mission que se donne la Wikimedia Foundation : « la collecte et le développement de contenus éducatifs ».

Mais non, dans le doute, la Foundation a préféré maintenir cette page sur une station militaire française.

Pire : le Ministère de l’intérieur a fait savoir publiquement le 6 avril 2013 que la convocation de Rémi Mathis faisait suite « à la demande du parquet, sous le contrôle de l’autorité judiciaire ». Il ne s’agit donc plus seulement d’une demande d’un service de renseignement, mais tout simplement de la justice française.

Difficile pour la Wikimedia Foundation d’affirmer depuis cette date qu’elle n’a pas eu « connaissance du caractère illicite » de cette page. Rémi Mathis lui-même a admis ce caractère illicite en mettant en garde tout administrateur qui rétablirait la page :

Bonjour,

je vous informe que l’article Station hertzienne militaire de Pierre sur Haute vient d’être supprimé par mes soins. Cet article contrevenait à l’article 413-11 du code pénal français (compromission du secret de la Défense nationale). La police française m’a convoqué en tant qu’administrateur, suite au refus de la Wikimedia Foundation de supprimer cet article en l’état des éléments fournis

La remise en ligne engagera la responsabilité pénale de l’administrateur qui aura effectué cette action.

Après un débat (bien entendu démocratique) des administrateurs de Wikipédia, la page a été restaurée le lendemain par une administratrice depuis la Suisse et traduite depuis dans une trentaine de langues, sans que la Wikimedia Foundation lève le moindre petit doigt.

Grâce à cette re-publication, avec l’accord tacite de la maison mère, grâce aux communiqués de presse et à l’activisme médiatique de certains wikipédiens sur les blogs, les réseaux sociaux et dans la presse généraliste, une publicité internationale sans précédent a été donnée non seulement à cette affaire mais – et c’est plus grave – à l’article lui-même. De l’aveu même d’un administrateur français de Wikipédia, cet « effet Streisand » a été délibérément recherché, au mépris du code pénal, de la LCEN et surtout de toute responsabilité morale puisqu’il s’agit d’une page compromettant la sécurité nationale. Le même administrateur, Pierre-Carl Langlais, criant à la « censure »5, fustige d’ailleurs « l’imaginaire social hiérarchique » des agents de la DCRI (il est vrai que l’absence de toute responsabilité est nettement plus moderne) et avertit solennellement :

Wikipédia constitue un relais médiatique puissant. Très composite, la communauté est à même de faire connaître cet incident à tous les niveaux de la société, du fin fond de la France profonde à l’Assemblée nationale. La DCRI a peut-être du souci à se faire…

A vrai dire, avec de tels principes, c’est davantage la sécurité intérieure de notre pays que la Direction centrale du renseignement qui a du souci à se faire.

Ainsi, non contente de ne pas appliquer la loi française, Wikipédia la défie depuis l’étranger et, prenant appui sur la convocation inattendue d’un de ses administrateurs, se trouve aujourd’hui en position d’intimider un État démocratique. C’est d’ailleurs le sens des propos ahurissants tenus par Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia et membre du Conseil d’administration de la Wikimedia Foundation, plaidant pour une traduction immédiate de l’article sur Pierre-sur-Haute en anglais :

J’ai personnellement l’intention d’être délibérément aussi provocateur que possible afin de railler ceux qui tentent d’utiliser la force et l’intimidation pour réprimer la publication d’un article d’encyclopédique de ce genre, respectant la neutralité de point de vue et bien sourcé. J’espère que nous avons tous le courage de nos convictions, dans tous les pays du monde et en tout temps, pour faire de même. Notre travail est important et nous devrions saisir chaque occasion pour faire très clairement comprendre aux dirigeants faibles, appeurés et corrompus du monde entier que d’essayer de censurer Wikipedia est une extrêmement mauvaise idée.

S’agissant justement de la source de cet article, certains wikipédiens, pour relativiser le danger de cette publication, ont voulu réfuter toute compromission du secret défense en prenant appui notamment sur le fait que l’article avait pour source une vidéo tournée par une chaîne régionale, avec l’accord de l’autorité militaire et disponible en ligne encore à ce jour.

C’est oublier que cette vidéo n’était pas citée comme source avant la convocation de Rémi Mathis et que rien ne permet d’affirmer que les informations classées étaient déjà dans cette vidéo. Même si c’était le cas, il ne serait donc pas possible, dans la logique wikipédienne, de demander la suppression des informations sur une page sans supprimer d’abord la source de ces informations...

Ce qui est sourcé... n’est plus classifié

Renversant les responsabilités, Christophe Henner, vice-président de Wikimedia France, demande l’application du « droit »6 dans un « état de droit » en oubliant de préciser que rien ne permet d’appliquer le droit français à Wikipédia, si ce n’est le bon vouloir de celle-ci. Que Christophe Henner n’adresse-t-il pas cette demande à la Wikimedia Foundation ou aux administrateurs de Wikipédia plutôt qu’à la DCRI !

Trois députés français ont depuis tancé le Ministre de l’intérieur7. Les citoyens français apprécieront de constater que certains de leurs députés s’inquiètent davantage des intérêts d’une fondation privée américaine que de la sécurité intérieure de leur propre pays. Heureusement aucune organisation terroriste n’a utilisé les informations publiées dans le monde entier et dans toutes les langues par Wikipédia.

Les leçons à retenir

Cette affaire aura eu le mérite de mettre en lumière certaines zones d’ombres de Wikipédia. Avec un peu de recul, on peut y voir trois leçons à retenir.

1) Un article de Wikipédia peut rester sans source pendant plus de trois ans...

2) La communauté wikipédienne, qui n’a pas plus de légitimité démocratique que la Wikimedia Foundation, est susceptible de se constituer en groupe de pression médiatique et politique pour défendre ses propres intérêts et les placer au-dessus des lois et des intérêts républicains, même s’agissant de la sécurité nationale.

3) Contrairement à ce que laissait penser la jurisprudence de 2007, la Wikimedia Foundation n’a aucune responsabilité légale en France, pas même en tant qu’hébergeur. Pas d’auteur, des contributeurs non identifiables, pas d’éditeur, pas d’hébergeur responsable : Wikipédia est à proprement parler une encyclopédie hors la loi.

Une encyclopédie hors la loi

Que va-t-il désormais advenir ? Personne ne le sait mais une chose est certaine : depuis le 4 avril 2013 aucune action judiciaire nouvelle n’a été intentée ni par le parquet ni par Wikimedia France ou la Wikimedia Foundation.

Face à cette aporie juridique, les deux camps semblent se regarder en chiens de faïence. Les uns n’osant plus agir, les autres n’y ayant pas intérêt.

Jusqu’à la prochaine fois...

Article édité le 26 avril 2013.


Notes

[1] « MyTF1.news » du 6 avril 2013 : « Le retrait de l’article Wikipedia demandé dans le cadre d’une enquête préliminaire ».

[2] « Le Monde » du 6 avril 2013 : « La DCRI accusée d’avoir illégalement forcé la suppression d’un article de Wikipédia ».

[3] « Le Monde » du 2 novembre 2007 : « Wikipédia, ni coupable ni responsable ».

[4] « Le Point » du 10 avril 2013 : « Un syndicat de police évoque le filtrage de Wikipédia ».

[5] « Hôtel Wikipédia » (blog hébergé par « Rue89 ») du 6 avril 2013 : « La DCRI censure une page de Wikipédia : succès assuré ».

[6] « ZDNet » du 7 avril 2013 : « Affaire DCRI / Wikipedia : interview exclusive de Christophe Henner, vice-président de Wikimedia France ».

[7] « L’Informaticien » du 17 avril 2013 : « DCRI / Wikipédia : 3 députés interpellent Manuel Valls ».

 

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