Les ENT à l’école, ou chronique d’une gabegie annoncée
Pas d’école numérique sans espaces (ou environnements) numériques de travail (ENT) grâce auxquels chaque utilisateur peut communiquer ou peut consulter l’emploi du temps, le cahier de texte, les absences, les notes et moyennes, le manuel numérique etc.
Mettons de côté les nombreuses interrogations pédagogiques, professionnelles ou même morales que peut légitimement susciter une telle mise en place, au pas de charge et sans concertation. Car il faut réussir au plus vite l’école numérique.
N’évoquons pas non plus la médiocrité des ENT actuellement déployés, leur interface rudimentaire, limitée, peu adaptée aux besoins des professionnels de l’enseignement et souvent déficiente.
Non, interrogeons-nous sur le seul coût, très opaque, de cette mise en place, parmi les autres dépenses de l’école numérique.
Il faut le savoir, un grand nombre des ENT déployés dans les établissements scolaires du secondaire sont des produits payants, fournis par des entreprises privées spécialisées dans l’e-education (iTop, Axess-OMT, Kosmos etc.), produits dont la licence commerciale est renouvelable à échéance.
Prenons un exemple : « Educ-Horus », un ENT développé par iTop et qui revendique à ce jour 600.000 utilisateurs. Sur cette base et compte tenu de sa licence annuelle, on peut estimer que la dépense cumulée annuelle du millier d'établissements en France qui utilise « Educ-Horus » aujourd’hui atteint un million d’euros1.
Autre exemple à une échelle académique : Kosmos2, qui vend le produit, « K-d’école », vient de remporter, le 11 avril dernier, deux appels d’offres concernant une académie entière, celle de Toulouse. Le conseil régional de Midi-Pyrénées vient en effet de passer un groupement de commandes pour la période 2012-2015, pour un total de trois millions et demi d’euros afin de mettre en place cet ENT dans une académie de 250 000 élèves et professeurs.
Pour ces entreprises, le passage à l’école numérique est une aubaine. Parce que cette numérisation dans l'urgence n’est pas très regardante à la dépense ou à la qualité : ainsi l’appel d’offres pour le groupement de commandes ENT de la région Midi-Pyrénées n’a reçu… qu’une seule réponse ! Et surtout parce que ces marchés volumineux, lucratifs et renouvelables chaque année, sont extraordinairement captifs : l’entreprise garde, grâce à ses serveurs propres, la mainmise sur les bases de données distantes mais surtout parvenir à imposer à un milieu scolaire un environnement numérique de travail est suffisamment long et compliqué pour générer ensuite une inertie bien opportune.
On peut donc considérer ces sommes faramineuses comme une rente annuelle versée par l’État, rente invisible en quelque sorte puisqu’elle n’est pas du ressort de l’Éducation nationale, mais de celui des collectivités territoriales, voire des établissements eux-mêmes qui en dépendent.
On comprend mieux pourquoi les résultats de ces entreprises dynamiques sont « en forte croissance » malgré la crise.
Si on ajoute au second degré, avec ses presque six millions d’élèves et de professeurs, les universités qui se dotent chacune de leur espace numérique de travail et les écoles primaires, on peut estimer le marché potentiel des seuls espaces numériques de travail à l'école, sur la base des chiffres précédents, à plusieurs dizaines de millions d’euros chaque année.
En ces temps de crise et d’économies, il est évidemment inimaginable que l’Éducation nationale promeuve des solutions libres et gratuites ou mieux conçoive patiemment, pour un coût bien inférieur et bien plus facile à amortir en quelques années, son propre espace numérique de travail mutualisé, afin de le mettre ensuite gratuitement à la disposition des établissements scolaires.
Notes