Bien sous tous rapports

L’OCDE vient de publier un rapport critique sur les pratiques numériques scolaires dans de nombreux systèmes éducatifs. Un rapport plus qu'étonnant !

Après un premier rapport mitigé en 20061, ce nouveau rapport PISA2, malgré certaines ambiguïtés, est d’autant plus intéressant que la France s’apprête à faire son grand bond en avant numérique, en équipant massivement les collégiens de tablettes tactiles à partir de 2016. Une “révolution numérique” étonnante puisque les professeurs n’ont jamais exprimé cette demande et, surtout, que les différentes expérimentations d’équipement menées en ce sens n’ont guère été concluantes3 (quand, par chance, elles ont fait l’objet d’une évaluation).

Un constat timide

Dans ce nouveau rapport, l’OCDE semble faire son mea culpa :

« Les projets d’intégration des nouvelles technologies dans l’éducation ont parfois laissé escompter l’amélioration de l’efficacité des processus éducatifs, en permettant l’obtention de meilleurs résultats à moindres coûts. » (p. 36)

Aujourd’hui, le constat semble en effet sans appel sur les technologies numériques :

« […] lorsqu’elles sont utilisées en classe, leur incidence sur la performance des élèves est mitigée, dans le meilleur des cas. En effet, selon les résultats de l’enquête PISA, les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les TIC dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences. » (p. 15)

Les corrélations que l’on peut établir plus généralement entre l’usage (relatif) des technologies numériques à l’école et la performance scolaire sont nettes sur ces deux tableaux, bien qu’elles ne soient pas détaillées pays par pays :

LVM 1

LVM 2

Pour résumer voici un tableau, que le rapport PISA ne propose pas, entre la performance générale des pays dans les trois domaines d’évaluations PISA et l’utilisation (relative) des technologies numériques en classe.

LVM 3

Bien sûr, la performance scolaire s’explique par bien d’autres facteurs mais le fait est que l’utilisation massive des technologies numériques en classe n’est peut-être pas un modèle à suivre.

Le paradoxe des pays déconnectés

Qu’en est-il des usages numériques dans l’absolu ?

Il est très amusant de constater, en se plongeant dans la lecture détaillée des statistiques pays par pays, que les plus performants dans PISA 2012 sont non seulement les pays les plus en pointe des technologies numériques mais également ceux qui intègrent le moins ces mêmes technologies numériques en classe. Un paradoxe que ne formule pas le rapport PISA.

Ainsi 10% des élèves de Shanghai (1er à PISA 2012) naviguent sur Internet à l’école (contre 42% en moyenne dans l’OCDE), 4% des élèves japonais (5e à PISA 2012) travaillent en groupe sur des ordinateurs (contre 23% dans l’OCDE) ou 2% des élèves japonais font leurs devoirs sur un ordinateur de l’école (contre 21% dans l’OCDE), 2% des élèves coréens (4e à PISA 2012) postent leur travail sur le site du collège (contre 12% dans l’OCDE)4.

Les pays qui obtiennent les meilleures performances sont également ceux où :

- les élèves n’allant jamais sur internet à l’école sont les plus nombreux (50 à 75% dans les cinq meilleurs pays de PISA 2012 contre 36% dans l’OCDE)5.

- le temps passé chaque jour sur Internet à l’école est le plus faible : « L’utilisation plus fréquente d’Internet chaque jour à l’école est aussi généralement associée à l’obtention de moins bons résultats. » (p. 37)

- les élèves utilisent le moins l’ordinateur à la maison pour le travail scolaire6.

On voit même des pays comme la Corée faire machine arrière entre 2009 et 2012, avec une proportion d’élèves utilisant des ordinateurs à l’école – par ordinateur, on entend : ordinateur fixe, portable ou tablette – diminuer d’un tiers7. De même pour l’accès à un ordinateur ou à Internet à l’école.

Une quasi déconnexion à l’école, en somme.

Mais toutes ces observations ne font l’objet d’aucune conclusion, ou bien sont curieusement minorées dans la synthèse du rapport :

« Toutefois, les élèves de ces pays [Singapour, Corée] ne sont pas plus exposés à Internet à l’école que ceux des autres pays de l’OCDE. » (p. 6)

Une nouvelle fracture numérique

Le rapport confirme ce qu’on savait déjà depuis longtemps : il n’y a plus de fracture numérique en France en ce qui concerne l’équipement numérique ou l’accès à Internet. La nécessité d’équiper les élèves est donc à relativiser.

Selon le rapport PISA, les pays les plus performants sont ceux dont les élèves utilisent le moins à la maison les technologies numériques pour le travail scolaire (naviguer sur le web pour l’école, faire ses devoirs sur ordinateur, communiquer par mail ou partager des documents avec les autres élèves, télécharger ou envoyer des documents sur le site de l’école, y vérifier les nouvelles, communiquer avec les professeurs).

On observe également que, dans les pays les plus performants, les élèves favorisés utilisent moins Internet en dehors de l’école que les élèves défavorisés8 : c’est une nouvelle fracture numérique qui se dessine. De fait, si l’OCDE a évalué l’accès à Internet à la maison, elle n’a pas songé à demander aux élèves si cet accès était libre ou régulé : à titre d’exemple, seuls 10% des élèves coréens ont plus de trois ordinateurs à la maison (contre 42% dans l’OCDE).

Chose amusante, que le rapport PISA souligne : malgré cette mise à distance des objets numériques à l’école ou à la maison, les pays asiatiques sont parmi les plus performants en lecture numérique ou en évaluations mathématiques dans un environnement numérique. La France s'en sort d'ailleurs plus honorablement que les autres malgré son peu d'équipement.

C’est, au fond, la démonstration que la « littératie numérique » n’est pas une compétence spécifique mais qu’elle procède avant tout de compétences générales et que cette compétence peut facilement s’acquérir de manière informelle (c'est-à-dire non scolaire) ou bien « à l’aide de pédagogies et d’outils analogiques traditionnels. » (p. 6)

Des préconisations ambiguës

Contrairement à ce qui avait été espéré, une fois la fracture numérique comblée, les inégalités demeurent. La préconisation de l’OCDE est donc très claire :

« Ainsi, pour réduire les inégalités dans la capacité à tirer profit des outils numériques, les pays doivent avant tout améliorer l’équité de leur système d’éducation. Le fait de garantir l’acquisition par chaque enfant d’un niveau de compétences de base en compréhension de l’écrit et en mathématiques est bien plus susceptible d’améliorer l’égalité des chances dans notre monde numérique que l’élargissement ou la subvention de l’accès aux appareils et services de haute technologie.  » (p. 6)

Néanmoins il s’agit bien de réduire les inégalités « dans la capacité à tirer profit des outils numériques ». Il ne faudrait pas jeter le bébé numérique avec l’eau du bain : « En dépit des nombreux défis découlant de l’intégration des nouvelles technologies dans l’enseignement et l’apprentissage, les outils numériques constituent une opportunité formidable pour l’éducation. » (p. 38)

Curieuse façon de « tirer les enseignements des expériences du passé » (p. 37). De fait le rapport de l’OCDE ne donne pas en exemple les pays qui ne cherchent pas à intégrer les technologies numériques en classe, si performants soient-ils : ils sont tout simplement oubliés dans les recommandations.

« Une sous-exploitation »

Passées certaines déclarations relevant d’un lyrisme amusant dans un rapport statistique aussi austère9, l’OCDE explique les résultats très décevants des pays utilisant massivement les technologies numériques par leur « sous-exploitation »10. L’échec de l’intégration des technologies numériques tiendrait en fait à la qualité insuffisante de cette intégration.

Paradoxalement, l’OCDE en recommande dans le même temps un « usage limité » :

« Toutefois, si les résultats de l’enquête PISA suggèrent qu’un usage limité des ordinateurs à l’école peut être plus bénéfique que l’absence totale d’utilisation, des niveaux d’utilisation supérieurs à la moyenne actuelle des pays de l’OCDE tendent à être associés à des résultats sensiblement plus faibles chez les élèves.

L’expression « usage limité » est vague. En réalité, s’agissant – par exemple – des compétences en compréhension de l’écrit numérique, la performance diminue au-delà d’un usage « une ou deux fois par mois » à l’école11. C’est donc un usage extrêmement « limité » qu’il faut prescrire !

Il est loin le temps où l’OCDE considérait une faible utilisation des technologies numériques comme un « goulot d’étranglement » pour leur développement12 !

Une interprétation possible de ces résultats est qu’il faut du temps et des efforts aux professionnels de l’éducation pour apprendre à utiliser les nouvelles technologies à des fins pédagogiques tout en restant résolument centrés sur l’apprentissage des élèves. Parallèlement, les outils numériques peuvent aider les enseignants et les chefs d’établissement à échanger leurs idées et apprendre les uns des autres, transformant ainsi ce qui fut longtemps un problème individuel en un processus collaboratif. Au bout du compte, si la technologie peut permettre d’optimiser un enseignement d’excellente qualité, elle ne pourra jamais, aussi avancée soit-elle, pallier un enseignement de piètre qualité. » (p. 6-7)

Deux interprétations bien différentes, en somme : le rapport émet « l’hypothèse » d’un manque de formation des enseignants aux technologies numériques mais admet surtout que la difficulté se trouve bien en aval : « un enseignement de piètre qualité ».

Or le rapport se garde bien de préciser qu’un « enseignement d’excellente qualité » peut tenir à bien des facteurs : le niveau de compétence des enseignants (lié à leur niveau de recrutement), l’efficacité des méthodes pédagogiques, la ségrégation scolaire, les taux d’encadrement et la taille des classes, le climat de discipline etc.

On observe surtout que, dans l’interprétation de l’OCDE, « l’optimisation » de l’enseignement envisagé est celle d’une utilisation des technologies numériques par le professeur : le rapport est très loin de recommander une utilisation par les élèves. De fait, comme le montre le rapport, quand l’ordinateur est utilisé en classe, en cours de mathématiques par exemple, les meilleures performances dans PISA en mathématiques correspondent à une utilisation de l’ordinateur… par le professeur et non par les élèves13.

Hors du cadre scolaire

Autre ambiguïté. De manière salutaire, le rapport PISA met en garde contre certains usages numériques qui débordent du cadre scolaire :

« Les enseignants, les parents et les élèves doivent être alertés des aspects nocifs possibles de l’usage d’Internet » : « de la surcharge d’informations au plagiat, de la protection des enfants des risques en ligne (fraude, atteinte à la vie privée, harcèlement en ligne) à la mise d'un régime d'exposition aux médias adéquat et approprié. » » (p. 16)

Le rapport PISA de l’OCDE s’interroge sur la relation entre l’usage d’Internet et le bien-être des élèves (p. 43). Il rappelle la difficulté de s’assurer de mesures permettant de protéger les enfants en ligne, et – sans définir ce que c’est – se montre très critique sur « l’usage excessif » d’Internet (réduction du temps de sommeil, de travail scolaire et d’activité physique), en corrélation avec une performance scolaire dégradée, des retards à l’école, des difficultés relationnelles ou familiales, des problèmes de santé. Les utilisateurs extrêmes (six heures ou plus par jour) ont deux fois plus de chances de se sentir seuls à l’école que les utilisateurs modérés (entre une et deux heures par jour). On constate ainsi que le harcèlement en ligne a été multiplié par deux entre 2010 et 2014 (de 6% des 9-16 ans à 12%).

A toutes ces observations, on ne peut qu’applaudir. Mais comment obtenir « un régime d'exposition aux médias adéquat et approprié » quand il s’agit d’équiper tous les collégiens de France de tablettes, individuelles, dont la régulation est par définition plus difficile pour les parents ? Quel sens aurait d’ailleurs cette régulation pour les parents puisque la tablette est officiellement reconnue par l’institution comme un outil pédagogique ?

Un exemple illustre le peu de conséquence de l’OCDE.

Le rapport postule, sans en apporter la moindre preuve, que « la diversification des types de matériels de lecture peut à son tour renforcer le plaisir de lire. » (p. 34) L’OCDE observe bien un équipement numérique de plus en plus généralisé des élèves et un pourcentage d’élèves lisant par plaisir en baisse depuis 2000 (sauf au Japon)14… mais n’établit aucun lien entre les deux  !

Le numérique pour changer l’école

Où l’on retrouve un crédo auquel l’OCDE ne semble pas vouloir renoncer.

Lors même en effet qu’il constate – en le relativisant ou en le minorant – l’échec de l’école numérique, le rapport appelle au « changement de politiques éducatives » (p. 62) à propos de l’intégration des technologies numériques.

L’environnement numérique doit à terme conduire à changer les contenus d’enseignement : « Quels sont les savoirs et savoir-faire indispensables aux élèves ? Quelle valeur les connaissances acquises traditionnellement à l’école ont-elles dans un monde où tant d’informations sont désormais accessibles sur Internet ? » (p. 32) Face à « la nécessité de doter les élèves des compétences fondamentales indispensables pour participer pleinement à nos sociétés hyperconnectées et informatisées » (p. 31), le rapport semble oublier ses propres enseignements : ces compétences procèdent avant tout des compétences qui ne sont pas numériques. Et les pays les plus numériquement performants sont ceux qui ont exposé le moins les élèves aux technologies numériques dans le cadre scolaire.

Le rapport revient pourtant lui-même sur la naïveté de penser que l’accès aux ressources documentaires en ligne réduirait les inégalités15

Avec les contenus, il faut également changer les méthodes pédagogiques au profit « d’une « conception de l’éducation plus flexible et centrée sur l’apprenant », à même de développer la curiosité, la créativité, la collaboration et d’autres « compétences génériques » essentielles dans nos sociétés du XXIe siècle. » (p. 38).

Un hymne au numérique

De ce point de vue, après une lecture attentive du rapport de l’OCDE, son avant-propos par Andreas Schleicher, directeur de l’éducation de l'OCDE, ne laisse pas d’étonner :

« Il ne faut pourtant pas baisser les bras face à ces constats. Les systèmes d’éducation doivent trouver des solutions plus efficaces afin de fournir aux professionnels de l’éducation des environnements d’apprentissage qui permettent de développer les pédagogies du XXIe siècle et qui dotent les enfants des compétences du XXIe siècle dont ils auront besoin pour réussir dans le monde de demain. La technologie est le seul moyen d’élargir au maximum l’accès à la connaissance. » (p. 2)

On le voit : la technologie remplace la pédagogie. Et Andreas Schleicher de conclure sur l’importance des pédagogies « actives », lesquelles ne font pourtant l’objet d’aucune évaluation statistique dans ce rapport de l’OCDE.

« Et point le plus important peut être, la technologie peut être utilisée au service des nouvelles pédagogies plaçant les apprenants au cœur d’un apprentissage actif, en offrant des outils pour les méthodes d’apprentissage par investigation et des espaces de travail collaboratifs. La technologie peut ainsi renforcer l’apprentissage par l’expérience, favoriser les méthodes pédagogiques d’apprentissage par projet et par investigation, faciliter les activités pratiques et l’apprentissage collaboratif, permettre une évaluation formative en temps réel et soutenir les communautés d’apprentissage et d’enseignement, en offrant de nouveaux outils tels que les laboratoires virtuels et à distance, les didacticiels non linéaires très interactifs fondés sur une conception pédagogique de pointe, les logiciels sophistiqués d’expérimentation et de simulation, les médias sociaux et les jeux sérieux. »

Les derniers mots d’Andreas Schleicher appellent à une promotion active de l’école numérique proche d'une forme de lobbying :

« Afin de concrétiser les promesses des nouvelles technologies, les pays ont besoin d’une stratégie convaincante pour renforcer les capacités des enseignants. Et les décideurs doivent redoubler leurs efforts pour obtenir l’appui que la réalisation de ces objectifs nécessite. Compte tenu des incertitudes accompagnant tout changement, les professionnels de l’éducation opteront toujours pour le maintien du statu quo. Si nous souhaitons mobiliser les appuis en faveur d’une école plus ouverte aux nouvelles technologies, nous devons mettre en place de meilleures stratégies, tant pour communiquer sur la nécessité du changement que pour mobiliser les soutiens en sa faveur.  »

On peut se demander, non sans amusement, comment ce discours inspiré a bien pu être reçu dans les pays les plus performants et les moins connectés de l'OCDE : ces pays pratiquent-ils vraiment les merveilleuses « pédagogies du XIXe siècle », encensées par Andreas Schleicher ?

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Vers une réception acrobatique

Un constat timide, des préconisations ambigües, un avant-propos numériste : il n’en fallait pas plus pour que ce rapport, sans être lu dans le détail, puisse être interprété à rebours de ses conclusions, d’autant que les représentants de l’OCDE ont martelé dans les médias la même conclusion simpliste : « Ce n'est pas la quantité de moyens mis à disposition qui compte mais leur qualité, leur mode d'utilisation et surtout la formation des professeurs. »16

Bref, soyons soulagés : non seulement le numérique n’est pas le problème, mais il reste la solution. Elément de langage pour la presse : s’il n’est pas un « outil miracle », le numérique n’en reste pas moins un outil indispensable.

Pour s’en convaincre, on donne d’ailleurs pour modèles l’Australie, le Danemark, la Suède, la Norvège : ces pays sont présentés comme disposant d’une expérience de cinq ou dix ans dans l’intégration des technologies numériques à l’école : mais personne ne rappelle que des ordinateurs ou des iPads ont été distribués à tous les collégiens de Corrèze depuis 2008 et des Landes depuis 2001, sans résultat probant. On ne précise pas non plus quelle forme exactement a pris l’équipement numérique dans ces pays modèles et on ne rappelle pas enfin que la performance PISA des trois derniers pays scandinaves est... inférieure à celle de la France en 2012.

Une lecture orientée

Il y a d’abord les lectures très approximatives. On peut ainsi lire, dans « Le Monde »17, qu’en Corée comme dans d’autres pays, « la révolution numérique a été intégrée à l’apprentissage depuis une dizaine d’années ». Pour la Corée, c’est pourtant tout le contraire, comme nous avons pu le voir.

Chez les promoteurs du numérique à l’école (qui ne sont pas toujours des pédagogues), on a senti l’urgence de réagir rapidement à la publication d’un tel rapport pour désamorcer la bombe, ou mieux encore : la retourner à son profit.

Les réactions de ces lobbyistes sont autant instructives par ce qu’elles retiennent du rapport que par ce qu’elles en oublient. La plupart oublient de citer la recommandation la plus critique du rapport : « avant tout améliorer l’équité de leur système d’éducation » et concluent simplement sur la nécessité d’accompagner l’équipement massif des élèves par une formation des enseignants aux technologies numériques.

Il y a ceux qui font semblant de rien, comme ce magazine web, faux nez de Microsoft, qui conclut son compte-rendu de ce rapport très critique par la pertinence évidente du « Grand Plan Numérique à l’Ecole »18.

Si un autre faux-nez de Microsoft en France fait mine de reconnaître que « les résultats de PISA interrogent l'opportunité du plan numérique »19, il donne cependant pour modèles les rares exceptions à ces résultats. Plus amusant encore : lors même que le rapport constate la persistance des inégalités, le « Café pédagogique » voit dans les technologies numériques une curieuse façon de les réduire les inégalités :

« Mais ça vaut la peine car Pisa ouvre aussi des perspectives grâce au numérique. Selon Pisa, alors que la France compte 20% d'élèves vraiment faibles, il n'y en a plus que 12% aux tests de lecture et maths dans un environnement numérique. Le niveau des jeunes français dans cet environnement est nettement au-dessus de leur niveau avec les outils traditionnels. Le numérique permet donc de réduire les inégalités de niveau qui sont le problème majeur du système éducatif français. »

Pour bien faire, il faudrait donc renoncer à évaluer les élèves dans un environnement autre que numérique !

Il est vrai que le credo du « Café pédagogique » est de souligner l’éternel « retard » numérique de la France – curieusement il évoque assez peu le « retard » coréen ou japonais ! – dans l’équipement, la formation des enseignants aux technologies numériques ou l’adoption du « constructivisme » pédagogique : l’organisation disciplinaire de l’école est même présentée comme un obstacle20 à l’adoption du numérique à l’école : « Le problème du numérique, c'est l'école  ! »21.

Cette formule, pour provocatrice qu’elle soit, résume assez bien le renversement de perspective : ce n’est plus le numérique au service de l’école, mais l’école au service du numérique. La nécessaire transformation de l’école, curieuse conclusion d’un rapport qui n’évalue jamais ces pratiques, est pain béni pour les partisans des nouvelles pédagogies : « […] le numérique et l'école ne peuvent pas s'entendre tant que l'école reste telle qu'elle est. »

Une telle conclusion ne pouvait qu’être partagée par le président des « Cahiers pédagogiques », temple du “progressisme” pédagogique en France : « On peut même faire des dictées avec Twitter ! »22.

L’abolition de la raison

Quant à Emmanuel Davidenkoff, auteur du Tsunami numérique (2014), il a été le premier à réagir, avant même la fin de l’embargo du rapport23 : « Attendre du numérique qu'il améliore, en tant que tel, les apprentissages, relève pour l'heure de la pensée magique ». Pourtant le journaliste a donné lui-même des exemples de cette « pensée magique » dans son essai, en s’émerveillant de l’apprentissage autonome, sur un ordinateur, des enfants des bidonvilles à New Delhi…

Pour relativiser l’échec constaté par PISA, Emmanuel Davidenkoff adopte des stratégies contradictoires :

- contester ici la fiabilité de l’étude de l’OCDE, que contrediraient d’autres études (qui ne sont évidemment pas citées)

- affirmer ailleurs que cette étude est positive24

- faire peser la responsabilité de l’échec sur la qualité très inégale des enseignants (en oubliant tous les autres facteurs de la « qualité » d’un enseignement)

- affirmer que cette étude oublie les « nombreux bénéfices collatéraux » sur le maniement d’outils numériques (l’étude montre pourtant que les plus habiles dans les compétences numériques sont également les plus déconnectés à l’école)

- contester, in fine, la nécessité de faire la preuve de l’efficacité du numérique.

Ce dernier argument, qui laisse sans voix, est également celui de l’ex-directrice de la DNE (Direction du numérique pour l’éducation), Catherine Becchetti-Bizot : « Il faut arrêter avec la question de l'efficacité, de l'utilité du numérique. On est dans l’ère du numérique, il faut faire avec. »25 Jean-Marc Merriaux, le directeur de Canopé et du Clémi, ainsi que Benoît Thieulin, le président du CNNum, ne disent rien d’autre dans cette tribune écrite pour l’occasion :

« De notre point de vue, l’enjeu n’est pas tant de prouver qu’avec le numérique les élèves vont mieux ou moins bien réussir mais de s’interroger plutôt sur la place que le numérique peut ou doit avoir au sein d’une école du XXIe siècle dont l’ambition est de construire une société plus juste, plus émancipatrice, en un mot plus républicaine. »26

Voilà, en effet, qui coupe court à tout débat.

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Au rapport PISA de l’OCDE qui constitue une étude statistique des pratiques et des performances scolaires, Benoît Thieulin, entrepreneur dont la qualité de pédagogue reste à démontrer, oppose d’ailleurs « plusieurs rapports » (sic) dont celui du CNNum... lequel ne constitue en rien une étude scientifique27 :

« […] il nous faut utiliser [ces rapports] pour contrecarrer certains obscurantismes qui seraient prêts à empêcher notre école d’évoluer. Alors oui, pour ces raisons et au-delà des simples approches statistiques, le numérique reste une opportunité pour l’école ! »

Eh oui ! « L’obscurantisme » moderne, c’est d’oser porter un regard rationnel sur les pratiques numérique : une quasi définition du numérisme !

Chose amusante enfin : les deux auteurs de cette tribune prennent pour exemple la télévision « qui n’a jamais été considérée comme un vecteur de transmission de la connaissance pour une grande majorité des enseignants ».

Voilà en effet un exemple qui fait sens !

Miracle de la double pensée

La « stratégie globale pour le numérique » du Ministère de l'Éducation nationale remonte à plusieurs années : elle est même au cœur de la « refondation de l’école »28. Il serait malvenu de la contredire en 2015 quand elle est sur le point de faire son grand bond en avant en 2016. En cette rentrée, le numérique est même désormais inscrit dans les programmes dès la maternelle, malgré les mises en gardes instantes des professionnels de la petite enfance29.

Une action qui permet d’afficher un volontarisme gouvernemental, en occultant les vraies difficultés de l’école. La ministre a avoué, malgré elle, que l’enjeu est communicationnel : « J’ai totalement conscience de l’enjeu et de la nécessité de lutter contre un certain scepticisme. »30 Et peu importe que ce scepticisme soit étayé scientifiquement.

Il fallait donc réagir à la publication de ce rapport. Dans un communiqué31, le Ministère de l'Éducation nationale s’est contenté de se réjouir des résultats très satisfaisants concernant l’équipement numérique des élèves, chez eux et à l’école (sans crainte de contredire la nécessité dès lors d’équiper massivement les élèves…), ainsi que des résultats positifs de la France concernant les compétences en environnement numérique (obtenus malgré une faible intégration des technologies numériques à l’école…).

Pour le reste le communiqué semble ignorer totalement les résultats accablants du rapport PISA de l’OCDE :

« Ces résultats doivent s'améliorer et confirment la nécessité du plan numérique pour la réussite des élèves, dont le déploiement a commencé à cette rentrée dans près de 600 écoles et collèges pilotes, avant d'être généralisé à partir de la rentrée 2016. Ce plan prévoit ainsi notamment trois jours de formation pour les enseignants et le développement de ressources pédagogiques afin de tirer profit des bénéfices du numérique à l’école. »

Pour le nouveau directeur de la DNE, Mathieu Jeandron : « L'essentiel, c'est le projet pédagogique qui est derrière tout le plan numérique, qui est la partie émergée de l'iceberg. »

En admettant que cela soit vrai, où est-il cet « essentiel » ? Dans l’absence d’équipement adapté à un travail scolaire ? Dans l’absence de contenus pertinents ? Dans l'absence de consultation des enseignants à qui on veut imposer un simulacre de « formation » ? Dans le refus d'entendre la moindre voix critique ? Alors ministre de l'Éducation nationale, Vincent Peillon lui-même convenait déjà, en 2013, de l’échec cuisant des politiques d’équipement par les collectivités locales : « ça n’a rien donné »32.

Ce grand « plan », qui signe d’ailleurs un nouveau désengagement de l’État puisqu’il confie aux collectivités territoriales des responsabilités pédagogiques, est en réalité la chronique d’une immense gabegie annoncée. Et quand viendra le temps du bilan, la réponse sera déjà toute prête : il faudra investir encore davantage dans de meilleurs équipements, de meilleurs contenus, de meilleures formations. On ne change pas un dogme quand il engage des dizaines, des centaines de millions, voire des milliards d’euros d’investissements, dépense à la fois démesurée… et dérisoire au regard des vrais besoins de l’Éducation nationale :

« […] dans un monde qui évolue très vite, le développement du numérique dans les pratiques éducatives ainsi que la préparation des élèves des écoles, collèges et lycées à vivre et travailler dans la société numérique sont déterminants pour l'efficacité du système éducatif […] »33

On le voit : dans le domaine éducatif comme dans les autres, le numérisme est avant tout une affaire de croyance.

Chose amusante : il est symptomatique d’une école « centrée sur l’apprenant » que l’on considère nécessaire aujourd’hui d’équiper en toute urgence tous les élèves… quand on n’a jamais songé, depuis vingt-cinq ans, à consulter ou à équiper seulement les professeurs, ceux qui peuvent vraiment tirer profit du numérique pour leur enseignement.

@loysbonod


Notes

[1] « Are the New Millennium Learners Making the Grade ? » , Technology Use and Educational Performance in PISA 2006, p. 3.

[3] À consulter à ce sujet les multiples rapports en France ne montrant aucun progrès sensible de la performance scolaire avec l’équipement numérique des élèves :

- Rapport IGEN 2011-112 : « Le plan Ordicollège dans le département de la Corrèze » (novembre 2011)

- Rapport IGEN 2012-148 : « Le plan « Un collégien, un ordinateur portable » dans le département des Landes » (décembre 2012)

- Mehdi Khaneboubi (EMA, Université de Cergy-Pontoise) : « Équipements en ordinateurs portables dans les collèges du département des Landes : quels effets sur les résultats au brevet des collèges ? » (2013)

- Canopé, « Expérimentation des tablettes tactiles dans les collèges d'Indre-et-Loire » (juin 2014)

- DEPP, « Premières observations du dispositif “Collèges connectés” » (janvier 2015)

- etc.

On pourrait également se référer à des études étrangères (ou à leur compte-rendu) encore plus négatives  :

- « In Classroom of Future, Stagnant Scores », NYT (3 septembre 2011)

- « Experimental evidence on the effects of home computers on the academic achievement among schoolchildren », Robert W. Fairlie, Jonathan Robinson, NBER Working paper n°19060 (mai 2013).

- « UNL study shows college students are digitally distracted in class », UNL (University of Nebraska Lincoln), 23 octobre 2013.

- etc.

Voir la revue de web de LVM sur le pilotage de l’école numérique. A noter que certaines expérimentations, comme « D’Col », n’ont l’objet d’aucune évaluation connue avant d’être généralisées.

[4] Figure 2.1 « Use of ICT at school », p. 52.

[5] Fig. 2.5.

[6] Fig. 2.10.

[7] Fig. 2.4.

[9] p. 32

« L’utilisation d’outils complexes pour la résolution des problèmes du quotidien constitue l’une des caractéristiques distinctives de notre espèce. Génération après génération, les parents ont élevé leurs enfants en leur apprenant à utiliser les outils qui leur étaient familiers. Par la suite, les plus ingénieux de ces enfants ont peaufiné les outils de leurs aïeux et en ont inventés de nouveaux. Toutefois, jamais avant l’avènement des ordinateurs et, plus récemment, des services sur Internet, une part si importante de l’humanité n’avait changé ses habitudes et outils quotidiens en un laps de temps si court. En une vingtaine d’années, les outils utilisés dans la plupart des métiers et pour des actes aussi élémentaires que la communication, la collecte d’informations, l’archivage des données du passé ou la planification de l’avenir ont été remplacés par des dispositifs numériques. Pour la première fois, les parents et les enseignants d’aujourd’hui ont une expérience limitée, voire inexistante, des outils que les enfants seront amenés à utiliser chaque jour dans leur vie d’adultes. »

[10] « Le numérique reste sous-exploité dans ses possibilité à l’école » (Francesco Avvisati, OCDE) http://lci.tf1.fr/videos/2015/le-numerique-a-l-ecole-un-secteur-sous-estime-8657865.html

[11] p. 29

[12] « Are the New Millennium Learners Making the Grade ? » , Technology Use and Educational Performance in PISA 2006, p. 3.

[13] Fig. 2.7

[15] p. 36

« Par le passé, la convergence de biens et de services, notamment liés à l’éducation, sur des plateformes en ligne est parfois apparue comme une chance unique de combler les inégalités existantes dans l’accès à leurs équivalents hors ligne (citons, entre autres, les encyclopédies en ligne et les formations en ligne ouvertes à tous). Et de fait, des dispositifs TIC abordables et très répandus, en particulier les téléphones portables, ont créé de nombreuses possibilités de permettre aux populations pauvres ou marginalisées d’accéder aux services éducatifs, sanitaires et financiers (OCDE, 2015b). Toutefois, la capacité à tirer profit des nouvelles technologies semble être proportionnelle au niveau de compétences des individus et des sociétés. Par conséquent, si l’avènement des services en ligne peut atténuer les désavantages purement économiques, il accentuera néanmoins les désavantages découlant d’un accès insuffisant à une éducation de qualité dans la petite enfance et l’enseignement primaire. »

[16] « L’Opinion » : « Numérique : utiliser l’ordinateur à l’école fait baisser les résultats » (15 septembre 2015)

On observe la même conclusion sur l’importance de la formation des enseignants dans toute la presse. par exemple :

- « Le Figaro » : « Le numérique à l'école n'est pas une garantie de performances » (15 septembre 2015)

« Le numérique n'est pas une solution miracle. Le défi ne tient pas tant à la quantité qu'à la qualité », martèle Éric Charbonnier. Évoquant les « lacunes de la formation continue » en France, il rappelle qu'il faut investir sur la formation des enseignants et introduire « de manière pertinente les outils numériques dans les apprentissages ».

- « Le Huffington Post » du 15 septembre 2015 : « Ecole numérique: l'OCDE met en garde contre une utilisation intensive des nouvelles technologies »

[17] « Le Monde » du 15 septembre 2015 : « En classe, le numérique ne fait pas de miracles »

[21] « Le Café pédagogique » du 15 septembre 2015 : « Bruno Devauchelle : Le problème du numérique c'est l'école ! »

[22] « Chronique éducation » de Philippe Watrelot : « Le bloc-note de la semaine du 14 au 20 septembre 2015 » . Extrait :

« Les technologies de l’information et de la communication ont changé notre vie quotidienne. On peut penser que ces innovations vont aussi changer l’École et les manières d’apprendre. Les technologies numériques ont en effet des potentialités énormes. Ils donnent accès à des informations et des connaissances illimitées (reste à les transformer en savoirs…). Ces outils peuvent agir aussi sur la motivation des élèves, leur concentration, leur participation en classe. Ce sont aussi potentiellement des outils de lutte contre l'ennui à l'école et au final contre l'échec scolaire. Et c’est ce qui explique que les “décideurs” aiment à prendre la pose devant des salles informatiques toutes neuves ou des enfants équipés de tablettes dernier cri. Mais il faut se garder d’une illusion d’optique. Celle de croire qu’à lui seul un outil, aussi performant soit-il, va révolutionner l’enseignement. Certes, le numérique est au cœur d’une révolution de la production et de la consommation dans tous les domaines et il modifie considérablement la manière dont circule l’information et notre rapport aux connaissances. Mais comme je l’ai déjà écrit, pour l'enseignement cette transformation passe d’abord par une réflexion sur les usages et donc une formation. Ce n’est pas la technologie qui, dans l’école, est intrinsèquement innovante, c’est la réflexion pédagogique qui l’accompagne. On peut même faire des dictées avec Twitter ! »

[23] « L'Express » du 14 septembre 2015 : « À qui profite le numérique à l'école ? »

[24] Dans « Un jour en France » de Bruno Duvic sur « France Inter » : « Du tableau noir à la tablette : l'école numérique » (16 septembre 2015).

« Moi je me méfie quand on dit : voilà, la dernière étude PISA numérique montre qu'il n'y a pas de progrès. D'abord c'est pas vrai, c'est légèrement au-dessus . »

[26] Tribune de Benoît Thieulin et Jean-Marc Merriaux dans « Libération » du 21 septembre 2015 : « Oui, le numérique est une chance pour construire l’éducation de demain » . On notera que les deux auteurs de la tribune n’ont dû lire que des comptes rendus succincts du rapport PISA : autrement ils seraient enthousiasmés par l’avant-propos d’Andreas Schleicher, qui rejoint leurs propres conclusions…

[27] Voir notre article « Jules féerie numérique » (21 janvier 2015)

[28] Voir notre revue de presse : « Le plan numérique pour l’école »

[30] Déclaration rapportée par l’AEF Education le 21 septembre 2015.

[32] Interview exclusive de Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale, accordée à Elizabeth Martichoux pour le compte de la MGEN et publiée le 18 décembre 2013. L’interview, qui pouvait mettre en cause la politique du conseil général de Corrèze, a été dépubliée rapidement :

« Il ne faut pas croire que l'outil ou l'instrument - et donc avoir une illusion presque techniciste - va résoudre les problèmes pédagogiques. Si vous avez une tablette et que personne ne sait vous apprendre à vous en servir d'un point de vue pédagogique, ça ne sert à rien. Donc il faut accompagner d'ailleurs la France en a fait l'expérience car les régions, les conseils généraux ont fortement équipé à un moment donné leurs écoles, leurs collèges, leurs lycées mais comme on ne formait pas en même temps les professeurs, qu'on n'avait pas de logiciels pédagogiques, qu'on n'avait pas de nouvelles pédagogies adaptées à ces enseignements, ça n'a rien donné. Et donc il faut comprendre que le numérique doit être pensé d'un point de vue éducatif et pédagogique. »