Morale d'une fable médiatique
En novembre 2012, s'est répandue dans les médias français une rumeur merveilleuse : quarante-cinq États américains s'apprêtaient à abandonner l'enseignement de l'écriture manuscrite au profit des claviers d'ordinateurs !
Une simple vérification des sources permettait pourtant de comprendre qu'il ne s'agissait, pour ces États, que d'abandonner l'écriture cursive (en attaché) au profit de la seule écriture scripte, plus commune aux États-Unis. Traduction fautive et/ou connaissance approximative des différents types d'écriture, la rumeur est restée tenace et la fable s'est durablement installée dans la sphère médiatique française : au XXIe siècle l'écriture à la main se trouve menacée. En 2014, dans des journaux de référence1, des journalistes pressés continuent ainsi d'affirmer le plus sérieusement du monde que l'enseignement de l'écriture manuscrite est devenu « optionnel » ou que « une majorité d'enfants n'apprend plus à écrire que sur un clavier » aux États-Unis. Et tant pis si les petits Américains continuent d'apprendre à écrire à la main, comme partout dans le monde, du reste !
Plus amusant encore : deux ans plus tard exactement, en novembre 2014, la même rumeur, avec la même confusion entre écriture cursive et écriture manuscrite en général, s'est répandue à propos de la Finlande cette fois, cet eldorado moderne de la réussite pédagogique et de tous les possibles éducatifs2.
On le voit, la fable de l'abandon de l'écriture manuscrite concerne toujours des pays censément plus avancés et plus progressistes (dans les deux sens du terme) que nous ne sommes. Et comme toutes les fables elle est instructive. Sa persistance dans notre imaginaire dit quelque chose de nous : elle nous en apprend autant sur le sérieux journalistique de nos médias actuels que sur notre propension numériste, caractéristique d'une certaine idéologie contemporaine du progrès. C'est le fantasme de l'innovation appliquée à tous les domaines de notre vie, et par conséquent le nécessaire rejet audacieux – et délicieux – de toute tradition, avec tous les frissons jubilatoires que peut susciter ce saut dans le vide de la modernité.
A ce sujet, les réactions des promoteurs des nouvelles technologies à l'école depuis deux ans à cet abandon imaginaire sont plus encore instructives. Sur un site d'informations éducatives (et surtout de promotion des nouvelles technologies à l'école), un proviseur honoraire exhorte ainsi, avec beaucoup de responsabilité, à suivre courageusement la voie imaginairement tracée par ces pays avant-gardistes : « Et si nous cessions d’apprendre à écrire ? »3
Un techno-pédagogue démontre à quel point nous n'avons d'ailleurs plus besoin de savoir écrire dans la vie moderne4 :
Dans la vie de tous les jours ? Pour remplir votre déclaration d’impôts, payer une amende pour vitesse excessive, demander un extrait de l’acte de naissance… que sais-je ? Tout ça se fait en ligne maintenant, de manière complètement automatisée. Ne sortez pas vos lettres et vos timbres, vous n’en aurez pas besoin. C’est fini, vous dit-on !
Pour ces actes en ligne, nul besoin de savoir écrire d'ailleurs : cliquer suffit !
Le docteur en psychologie Yann Leroux, disciple de Serge Tisseron et ardent défenseur des jeux vidéo qui rendent intelligent, a immédiatement consacré, sur son blog éclairé de « psychanalyste et geek »5, deux articles à la question pour démontrer à quel point cet abandon tant attendu est une « bonne nouvelle » pour l'école et les élèves en difficulté. Elle ne peut en effet que libérer les « forçats de l'écriture manuscrite » (sic). Car curieusement, en effet, pour un Yann Leroux qui réfute l'antagonisme entre « écriture numérique » et « écriture papier-crayon », la frappe au clavier doit tout simplement... se substituer à l'écriture manuscrite !
Dans un monde où le mail a remplacé la carte postale et le smartphone le bout de papier, va-t-on demander encore longtemps aux enfants d’écrire à la main ? Va-t-on demander aux enfants d’être les conservateurs d’un musée que les adultes ont déserté ? Puisque la culture est devenue numérique, va-t-on encore longtemps éloigner les enfants du numérique ?
Pour Yann Leroux, esprit magnanime, les bons élèves pourront, eux, cependant continuer à apprendre à écrire à la main. Cet iconoclasme scolaire vaut évidemment à Yann Leroux d'être interrogé par les mêmes journalistes qui colportent ce magnifique hoax contemporain6 :
Il faut se décrisper autour de cette question d'écriture à la main. Bien sûr il faut que les enfants continuent de dessiner, de crayonner, de coller des gommettes, de déchirer des bouts de papier... Mais si on les laissait choisir entre les deux outils, crayon ou clavier ?
S'appuyant sur la fable finlandaise autant que sur la fable américaine, Yann Leroux, qui confond – très scientifiquement – écriture cursive et écriture manuscrite, souligne de manière amusante le « pragmatisme » de cet abandon imaginaire : ne faut-il pas, dans le droit fil de l'extraordinaire Avis de l'Académie des sciences, « prendre plus pleinement conscience de l’importance des premières manipulations avec les objets de la réalité concrète. Plus les mondes numériques se développent, plus une grande attention doit être portée aux tout-petits et à leur développement » ?
McLuhan disait que les noirs avaient été saisis par l'écriture parce qu'elle avait littéralement arraché la sensibilité de l'oralité de leurs corps. Aujourd’hui, nous sommes tous des noirs saisis par l'écriture électronique.
Peu importe, d'une certaine manière, que la dactylographie sur clavier soit déjà rendue obsolète par la saisie à un ou deux doigts sur les smartphones et tablettes des petites Poucettes, par le stylet redevenu à la mode, par les outils de saisie vocale et bientôt par les lunettes connectées...
Peu importe que la Californie, berceau des nouvelles technologies où l'on a renoncé l'an passé aux iPads pour tous les élèves, où l'on trouve des écoles déconnectées pour les enfants des cadres des grands groupes technologiques, ait également choisi de continuer, en plus de l'écriture scripte, à enseigner l'écriture cursive, contrairement aux autres États américains...
Peu importe enfin et surtout – comme le savent les professeurs des écoles – que nous ayons besoin d'apprendre à écrire pour apprendre à lire et réciproquement, parce que l'écriture procède de la nécessaire conjonction de trois sens (visuel, auditif et sensori-moteur) et que, par exemple, les enfants apprennent à distinguer le b et le d en les écrivant.
On le voit : l'abandon de l'écriture manuscrite est une dangereuse chimère qui, parmi bien d'autres mirabilia de la modernité, met à nu, de façon saisissante, le prisme déformant avec lequel les croyants du numérisme voient la réalité.
Comme dit le Christ dans l'évangile : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu » !
Notes
[1] « Litté-ratures » par Olivier Zilbertin dans "Le Monde" du 10 juin 2014 ou dans "Le Figaro" du 26 novembre 2014 : "Le linguiste Alain Bentolila s'élève contre la fin de l'écriture manuelle ».
[2] « En Finlande, fini les cahiers, vive les claviers ! » dans le "Nouvel Obs" du 28 novembre 2014.
[3] « Et si nous cessions d’apprendre à écrire ? » par Patrick Figeac dans "Educavox" du 18 mars 2013.
[4] « Bacheliers, c’était la dernière fois que vous avez écrit à la main ! » par Michel Guillou dans "EducaVox" du 4 juillet 2014.
[5] Yann Leroux sur le blog "Psychologik", « L’écriture avec des tablettes et des ordinateurs est nécessaire à l’école » (4 janvier 2014) repris bien sûr dans "Ludovia" et C'est la fin de l'écriture cursive et c'est une bonne nouvelle » (27 novembre 2014).
[6] « Tous à vos claviers: faut-il en finir avec l'écriture à la main ? » dans "L'Express" du 27 novembre 2014.