Pédagogie moderne : on creuse, on creuse…

Ou quand la téléréalité révolutionne l'enseignement de l'histoire !

Le centenaire de la Grande guerre aura été l'occasion d'un véritable festival pédagogique.

En 2014, les élèves d'un collège expérimental avaient déjà creusé une tranchée dans l’enceinte de leur collège pour y passer la nuit1. En 2018, un grand format enthousiaste de « Libération »2 nous rapporte que ce sont désormais des lycéens (généraux et professionnels) qui ont dormi, comme les Poilus, dans une vraie tranchée, à Machemont.

Il est vrai que les jeux de rôles pédagogiques, version moderne des anciennes simulations globales, sont en vogue pour donner du sens à l’enseignement (à commencer par les exercices d'écriture : se mettre dans la peau d’un négrier, écrire un discours de propagande antisémite pour Goebbels, etc.) et que les programmes de lycée (« La Première Guerre mondiale : l'expérience combattante dans une guerre totale ») peuvent inviter à une telle recherche d’immersion.

Avec cette nuit dans une tranchée, les objectifs pédagogiques (« sensibiliser leurs élèves aux conditions de vie des poilus pendant la Première Guerre mondiale ») semblent aussi ténus que vains : l'histoire ne peut-être, par essence, qu'un exercice d'abstraction, un renoncement à accéder à une vérité historique autrement qu’à travers des éléments fragmentaires, parfois contradictoires. Toute représentation historique (et donc tout exercice de simulation historique), procède de choix plus ou moins pertinents (les « treillis et rangers » du professeur…) ou même conscients.

On ne peut donc pas revivre l'Histoire, sinon naïvement.

Cette déclinaison pédagogique du dogme du learning by doing revient d'ailleurs à considérer, au fond, que les lycéens ne seraient pas capables de cette capacité d’abstraction que l’on cherche précisément à faire naître en eux. Dans une certaine mesure, enseigner l’histoire, c’est – dans une société qui ne vit plus que par elles – apprendre à faire le deuil des images.

Il est vrai qu’il s’agit moins ici d’appréhender l’histoire que d’éprouver les émotions de ses acteurs : avec cet enromancement compassionnel de l’histoire, on est exactement à l'opposé de la distance critique à laquelle on cherche à conduire les élèves.

Des choix problématiques

Les choix de simulation historique souffrent d’ailleurs, en premier lieu, de la projection de nos idéologies scolaires les plus modernes : en toute interdisciplinarité (parce qu'il faut bien offrir une totalité historique), les épanchements autobiographiques des Poilus dans un « journal intime » en français, leur « mise en forme » physique en EPS, les considérations écoresponsables sur la nourriture ou encore la « camaraderie » supposée des Poilus (notre vivre-ensemble) en EMC.

Mais aux choix de représentation historique s'ajoutent ceux de l'immersion : « Vous allez découvrir ce que c’est l’ennui. Les soldats s’ennuyaient énormément ». L'idée est certes belle mais quel sens a « l'ennui » à travers une seule nuit ressemblant à une chouette veillée à la belle étoile ? Une belle et douce nuit, sans vent ni pluie… quand les Poilus ont enduré des mois, des années dans le froid, les bourrasques, la boue, les poux, les odeurs de pisse, au milieu des rats. L’idée même de danger, essentielle dans l’expérience de la guerre, est évidemment absente. Toute l’artificialité de l'immersion est résumée par une formule : « Dans la tranchée, deux couples se câlinent tandis que l’enceinte crache des bruits de guerre. »

De fait une telle simulation, associée à une expérience scolaire d'immersion, est même contreproductive : la mixité filles-garçons est quelque peu dépourvue de sens dans un univers de Poilus.

Un échec pédagogique

Pire : non seulement les objectifs pédagogiques semblent bien éloignés des attendus scolaires, mais ils ne semblent pas même atteints : les élèves ont transformé une commémoration qui se voulait émouvante en jeu puéril (« Dis à ma femme que je l’aime. — Mais c’est qui ta femme ? — J’en ai pas. — Vite, faites-lui du jambe à jambe, on le perd… » S’ensuivent cris de fauve et roulades » ; « les bacs pro zonent « dans le théâtre de verdure » et se bidonnent à coups d’imitations »). Une façon originale de commémorer la mémoire de ceux qui ont souffert ou trouvé la mort dans les tranchées.

Même l'expérience de l’ennui par la déconnexion a tourné court : « “Les poilus n’avaient pas de téléphone, d’accord, mais en même temps, ils ne savaient pas ce que c’était. En être privé, c’est autre chose”, dit l’un d’eux, l’air grave et les yeux rivés sur “Snap”(chat). »

L’immersion se termine d’ailleurs par un psychodrame plus proche de la téléréalité que des préoccupations des Poilus dans les tranchées : une petite partie des élèves a été choisie pour accompagner le Président de la République en Australie, causant l’amertume de tous les autres (« Vexés à l’os, une dizaine d’entre eux a déserté la sortie tranchée au dernier moment »).

Mais, disons-le, le plus atterrant est bien la célébration institutionnelle et médiatique d'un échec pédagogique aussi criant, présenté comme un renouveau salutaire. Une célébration d'ailleurs insultante pour les collègues qui ont le malheur de faire des choix pédagogiques moins spectaculaires :

« Non, il n’y a pas que des mauvaises nouvelles quand on parle d’Education nationale. Plein de profs motivés se démènent dans leurs établissements, inventent et réinventent des façons de transmettre aux élèves. »

Mais transmettre quoi ? Et pour quel résultat ? Aucun bilan pédagogique n’est tiré de cette expérience.

Ce « Vis ma vie » de la téléréalité, célébré sans recul critique comme un progrès pédagogique, est, malheureusement, la parfaite illustration d'une désolante réception médiatique de l'innovation pédagogique, pour qui l’iconoclasme a valeur de réussite.

La simulation relevait ici du jeu de rôles. Mais, dans notre école moderne et ludifiée, le dernier avatar de cette conception (bien peu pédagogique) de l’enseignement de l’histoire est l'immersion par le jeu tout court, escape game ou jeu vidéo. Alors, bonne nouvelle pour l'École ou nouveauté atterrante ? En tout cas on y vient !

@loysbonod


Notes

[1] Bernard Girard dans « Rue89 » du 20 décembre 2014 : « Craquage au collège : une nuit dans une tranchée »

« En réalité, il se confirme, au fil des mois, que la commémoration de la Première Guerre mondiale en milieu scolaire se fourvoie dans une démarche anecdotique et patriotique de l’événement, à base de témoignages matériels, censée faire ressentir les souffrances des combattants et de participation plus ou moins obligée de très jeunes élèves aux cérémonies militaires.

 

 Dégâts collatéraux d’une surexposition médiatique

La finalité de cette opération apparaît également dans la couverture médiatique dont elle a joui : on ne compte plus les chaînes de télé, les radios, les journaux, aussi bien nationaux que régionaux, à s’être déplacés sur les lieux. Ce qui en dit long sur les rapports ambigus que l’école a tissés au fil des ans avec la presse, cette dernière privilégiant une approche superficielle et souvent caricaturale des questions scolaires, avec une prédilection marquée pour les titres-chocs et les images, là où les établissements attendent en retour un surcroît de notoriété.

 De là le malaise ressenti lorsque, dans le cours d’un reportage, l’image se fixe sur un collégien :

« On s’amuse bien. […] On va faire une guerre comme les poilus. » »

[2] Dans « Libération » du 30 avril 2018 : « À Amiens, des lycéens vivent comme les poilus le temps d'une nuit dans une tranchée ».