La "co-construction du savoir"… par l'exemple
Pédagogues révolutionnaires en mal de reconnaissance ? Songez à une wikipédicure !
La Fin de l’école : tel est le titre audacieux d’un essai aussi brillant que disruptif, opportunément publié en août 2014, juste avant la rentrée scolaire, par les Presses universitaires de France. L'ouvrage n'a pas manqué de provoquer l'émoi dans les rédactions journalistiques1.
Pour ses auteurs, Béatrice Mabilon-Bonfils et François Durpaire, respectivement sociologue et maître de conférences en sciences de l’éducation, il s’agit de « changer non pas un pan du système, mais tout le système »2 et, pour cela, de le « faire exploser », façon Manhattan project, afin de sortir enfin de « l’obscurantisme éducatif »3, rien moins.
Car, selon nos deux compères, la mutation actuelle est double : la mondialisation rend caduque la mission d’éducation nationale de l’école publique et la “révolution numérique”, permettant à la technique de prendre en charge la simple instruction, rend « l’école inutile ». Avec les tablettes tactiles, même lire peut s’apprendre tout seul !
Cette évolution, plutôt qu’une malédiction, peut être une opportunité. Comment peut-on mieux éduquer sans l’école ? Les deux auteurs tracent les contours d’une révolution éducative mondiale, pour bâtir une communauté globale de citoyens à même de relever les défis planétaires.4
De la théorie…
Ne nous contentons pas de considérations générales et observons par quels aspects précis la “révolution numérique” peut effectivement constituer une opportunité.
Condamnant par exemple la vaine lutte contre le « fléau » du plagiat, François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils préconisent de valoriser, au contraire, la « compétence à synthétiser et présenter l’information préexistante »5. Et, face au déluge des « ressources personnelles produites grâce aux outils numériques », de valoriser « la pensée critique et réflexive, puisque tout un chacun est amené à exposer ses publications au public ».
Précisément l'exemple est donné par Wikipédia : hors l’école, les apprentissages peuvent désormais se faire dans les « communautés d’apprentissages » : « Le wiki est délibératif ; il exprime un collectif, ce qu'on peut qualifier d'intelligence connective ou d'intelligence collective. »
« C'est Wikipédia qui offre la meilleure illustration de ce savoir-relation. Le fait qu'une page sur n'importe quel sujet puisse partir d'un niveau de connaissance très peu élevé ne compromet pas sa qualité finale. En effet, l'action de rédacteurs incompétents a peu d'incidence sur l'ensemble, car leurs erreurs sont presque instantanément corrigées par des rédacteurs plus compétents. C'est là une coconstruction du savoir : au sein de cet univers participatif, quand quelqu'un sait quelque chose et le partage, cela facilite l'apprentissage et la progression de tous les autres. […] Une réalisation comme Wikipédia est emblématique de ce qui peut être fait. Ce qu'on y trouve permet certes de connaître mais la construction même des articles est extraordinairement formatrice, non seulement pour les connaissances qui sont élaborées, mais pour la démarche coopérative qu'elle suppose, avec toutes les exigences apportées à la valeur de l'information fournie. »5
… à la pratique !
Il est un article de Wikipédia dont l’impérieuse nécessité encyclopédique s’est fait sentir depuis 2006 : la page consacrée à François Durpaire lui-même, modèle de « coconstruction du savoir », comme nous allons le voir.
Il est vrai que « l’historien » n'a jamais rempli les conditions d’admissibilité dans Wikipédia, notamment s’agissant des critères de « notoriété des personnes ». Mais comment le monde pourrait-il se passer d’un tel « savoir » : la biographie de François Durpaire, la présentation de ses « principaux concepts »6 (« L’histoire-monde », la « pluridentité », la « cosmo-éducation », la « cosmo-laïcité »…), ses publications, ses « nombreuses tribunes dans la presse », sans oublier d’indispensables liens externes vers le mouvement civique initié par François Durpaire ou vers son « site officiel », durpaire.com ?
Plus étonnant encore : le contenu de l’article de Wikipédia ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de son site, créé en 2009. Nul doute, s’il ne trouvait si enrichissante la pratique du plagiat, que François Durpaire porterait plainte !
fr.wikipedia.org/wiki/François_Durpaire
durpaire.com
François Durpaire, né le 14 août 1971 à Poitiers (Vienne)...
François Durpaire naît à Poitiers en 1971.
Après l'obtention de l'agrégation d'histoire (1996), il enseigne pendant dix ans dans l'enseignement secondaire.
Ayant obtenu l’agrégation d’histoire en 1996, il enseigne pendant dix ans dans l’enseignement secondaire, notamment au lycée Marcelin-Berthelot de Pantin (Seine-Saint-Denis).
En 2002, suite à la loi Taubira, son ouvrage Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois. envisage la manière dont peuvent être enseignés les sujets « sensibles » : traite et esclavage, colonisation, islam, immigrations.
En 2002, suite à la loi Taubira, son ouvrage Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois. Enseignement de l’histoire et diversité culturelle envisage la manière dont peuvent être enseignés les sujets dits « sensibles » : traite transatlantique, esclavage, colonisation, migrations post-coloniales.
En 2004, il obtient son doctorat en soutenant sa thèse en relations internationales sur le rôle des États-Unis dans la décolonisation de l'Afrique noire francophone (1945-1962).
En 2004, il obtient son doctorat en soutenant sa thèse sur le rôle des Etats-Unis dans la décolonisation de l’Afrique noire francophone (1945-1962) sous la direction du professeur André Kaspi.
Après avoir été chargé de cours à l'université Paris-1, il forme depuis 2007 les enseignants à l'université de Cergy-Pontoise (val d'Oise) où il est membre du laboratoire EMA (École, Mutations, Apprentissages).
Après avoir été chargé de cours pendant sept ans en Licence à l’université Paris 1, il enseigne depuis 2007 à l’IUFM de Versailles (Université de Cergy-Pontoise) comme PRAG puis maître de conférences en sciences de l’éducation. Il est membre du laboratoire EMA (Ecoles, mutations, apprentissages).
En octobre 2007, il fait paraître, avec Olivier Richomme (de l'université Lumière Lyon-II) la première biographie en langue non anglaise de Barack Obama. Il est le premier, avant même le début des Primaires américaines, à avoir pronostiqué la victoire du candidat noir, notamment dans un entretien pour le site L'Internaute. (02/11/2007)
En octobre 2007, il fait paraître, en collaboration avec Olivier Richomme, la première biographie en français de Barack Obama – L’Amérique de Barack Obama. Il est le premier à avoir publiquement pronostiqué la victoire du candidat noir, avant même le début des Primaires américaines.
En mai 2009, il est nommé membre du Comité pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage (CPMHE), devenu le Comité national pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage.
En mai 2009, il est nommé membre du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CPMHE).
Il est l'auteur de nombreuses tribunes dans la presse, notamment pour Le Monde [...]
Il est l’auteur de plusieurs tribunes dans la presse, notamment pour ’’Le Monde’’.
François Durpaire est consultant à la télévision (JT de TF1, JT de France 2, BFM TV, I Télé, LCP, Public Sénat, France 24, TV5 Monde, Le Grand Journal sur Canal +, C à Vous et C dans l'air sur France 5, Soir 3 et Ce soir ou jamais sur France 3) ainsi qu'à la radio (Europe 1, RMC, RTL, France Culture, France Info, France Inter etc.). De 2010 à 2013, il est chroniqueur dans l'émission Transversales (RFO). En 2012, il fait un billet quotidien Hello America chez Michel Field (LCI). [...] Il est l'auteur de deux documentaires diffusés sur France O en novembre 2012 : Martin Luther King, la voie de la liberté et Obama, un rêve métisse (produits par BBC Worldwide)
Consultant pour les médias
Il participe alors à de nombreux programmes de radio et de télévision ("C dans l’air" sur France 5, "Le Grand Journal" et "L’édition spéciale" sur Canal +, France 2, France 3, LCI, i-télé, etc.). [...] Il est chroniqueur pour l’émission Transversales sur RFO et auteur de documentaires pour BBC Worldwide.
20 janvier 2010 : Naissance du mouvement autour de l'Appel pour une République multiculturelle et postraciale, lancé avec Lilian Thuram, Rokhaya Diallo (des Indivisibles), Marc Cheb Sun (de Respect Mag) et Pascal Blanchard
Le 20 janvier 2010, un an après l’entrée d’Obama à la Maison-Blanche et en plein débat sur l’identité nationale, il lance avec Lilian Thuram, Rokhaya Diallo, Marc Cheb Sun, Pascal Blanchard l’Appel pour une République multiculturelle et postraciale qui débouche sur la création du mouvement pluricitoyen.
Etc.
Mais la collaboration va plus loin : la rédaction de l’article elle-même résulte d’une admirable « démarche coopérative ».
L’article a été créé dans sa première version le 20 août 2006 par un contributeur sous pseudonyme, sans autre participation à Wikipédia. Si une petite soixantaine de contributeurs ont participé occasionnellement à la rédaction de cet article, la plupart n’ont collaboré que de manière mineure ou secondaire (corrections orthographiques ou typographiques). Le corps de l’article lui-même a été pour l'essentiel composé par deux contributeurs anonymes se relayant opportunément dans le temps7, l’un dès le 31 août 2006 jusqu’à 2010, l’autre de 2010 à 2013. Hasard de la collaboration en ligne : la géolocalisation des ip laisse penser que ces deux contributeurs habiteraient le même arrondissement parisien, la même rue et le même immeuble que François Durpaire !
Comme le créateur de l’article, ces deux contributeurs anonymes n'ont participé à aucun autre article de Wikipédia : leur seule passion encyclopédique est… François Durpaire ! Chose remarquable : l’historique des versions de l’article montre combien ces deux contributeurs anonymes successifs s’évertuent à protéger des fâcheux la réputation de François Durpaire8 et, au gré de l’actualité, à mettre en valeur ses visions avant-gardistes.
« Son dernier ouvrage, France Blanche, Colère Noire est la première synthèse historique sur la question noire en France. » ; « En octobre 2007, il fait paraître, en collaboration avec Olivier Richomme, la première biographie en langue non anglaise de Barack Obama. » ; « Il est le premier, avant même le début des Primaires américaines, à avoir pronostiqué la victoire du candidat noir. » ; « Il est l’auteur de nombreuses tribunes dans la presse… »
Dernier coup de chance : l'impeccable photographie de François Durpaire qui illustre l'article (et accessoirement apparaît, fin 2014, en tête des résultats Google) a été prise, selon les métadonnées du fichier, le 24 avril 2012 par un photographe professionnel de Poitiers. Elle a été ajoutée sur la page en juin 2012 par un contributeur sous pseudonyme sans autre participation à l’encyclopédie. Encore une « démarche coopérative » spontanée, à l’insu de François Durpaire !
Quatre contributeurs au moins, anonymes et spontanés, et sans aucune autre contribution dans Wikipédia mais au service d’un seul savoir : la connaissance de François Durpaire. N'est-ce pas un bel exemple « d'intelligence connective ou d'intelligence collective » ? On comprend mieux pourquoi ce contempteur de l’école (et formateur d’enseignants par ailleurs) préfère célébrer les vertus de l’encyclopédie collaborative : l'évolution numérique s'apparente parfois à une bénédiction, en effet !
"L'effet paravent"
Donnons donc raison à cet esprit visionnaire, pour qui « il faut s’adapter à l’ère numérique » : voici bien la preuve, à travers sa propre page Wikipédia, que « personne ne peut plus maîtriser à lui seul un savoir »5.
Nous étions d’ores et déjà acquis au fonctionnement vertueux de Wikipédia : le refus de l'autopromotion, la vigilance rigoureuse et l'impartialité de ses membres, la vérification des sources etc. Certains craignent les effets de l'exposition narcissique sur Internet mais précisément nous observons ici un autre bénéfice du numérique en éducation, ce que François Durpaire appelle « l’effet paravent ». L'enseignement à distance, dans les conditions d'anonymat, est « un moyen pour les élèves, dont les identités réelles sont cachées derrière l'écran, d'échapper à l'étiquetage et d'annuler les conséquences négatives des préjugés »
Gageons que nous sommes tous pleinement convaincus de « l’effet paravent » !
[1] « L’école a-t-elle encore une raison d’être ? » dans « La Grande Table » du 2 septembre 2014 sur « France Culture » ; « L'école de demain, il faut déjà la préparer » dans le journal de treize heures du 2 septembre 2014 sur « France Inter ». Une partie du verbatim peut être consultée sur le forum.
[2] « La fin de l'école: l'éducation à l'heure du savoir-relation... » par François Durpaire dans le « Huffington Post » du 23 septembre 2014.
[3] « Boum ! Une bombe atomique sur l’Education nationale » par Arnaud Gonzague dans le « Nouvel Obs » du 27 septembre 2014.
[4] Quatrième de couverture de La Fin de l’école (2014)
[6] Reste néanmoins qu’un bandeau disgracieux (« Cette section ne cite pas suffisamment ses sources ») a été ajouté à propos des « principaux concepts » de François Durpaire (car il y en a sans doute bien d’autres !)… depuis plus d’un an.
[7] Les deux contributeurs anonymes n'ont contribué qu'au seul article “François Durpaire”, avec respectivement 57 puis 160 contributions à l'heure où nous écrivons, soit les 2/3 des contributions (et la quasi totalité du contenu de l'article) : les autres contributeurs participent surtout à la mise en forme et à la protection de l'article. Les deux ip sont hébergées l'une chez Free (82.225.33.153), l'autre chez Bouygues Télécom (87.88.94.29).
[8] Quand un vrai contributeur (avec des contributions à d’autres articles) indique que François Durpaire est PRAG (« professeur agrégé de l'enseignement secondaire affecté dans l'enseignement supérieur »), notre second contributeur anonyme corrige soigneusement l'information : c'est un « historien » et puis c'est tout. De même quand un membre affirme qu'il serait le fils de l'Inspecteur général Jean-Louis Durpaire : à noter que ce dernier fait pour sa part la promotion du dernier ouvrage de François Durpaire dans ses interventions publiques sur l'école numérique. Enfin, s'agissant de l'engagement politique de François Durpaire, le même contributeur anonyme se montre également très partisan, n'hésitant pas à pratiquer ce qu'on appelle sur Wikipédia du passage en force (annulation systématique de ce qui ne convient pas dans un article).