Fortune et vicissitudes de la langue française
Les inventions modernes ne laissent pas de surprendre... et pas seulement sur le plan technologique.
Ainsi chaque jour la langue invente, crée, meurt, vit en somme. Le neuf y prend la place de l’ancien, parfois sans qu’on sache exactement pourquoi, si ce n’est par méconnaissance d'elle-même et en vertu d'un fascinant mimétisme, où l’oral l’emporte désormais sur l’écrit.
Se sont ainsi retrouvés peu à peu ensevelis dans les ténèbres et l’oubli « ainsi », « finalement », « en dernier lieu », « tout compte fait », « en fin de compte », « au bout du compte », « en définitive », « en somme », « somme toute », « pour conclure », « en conclusion » etc.
Aujourd’hui n'affleure plus, à la surface de la langue, que la seule expression « au final ».
Considérée hier encore comme incorrecte par l’Académie française, elle croît et se multiplie, pullulant hier dans les émissions de télé-réalité et les commentaires sportifs, aujourd'hui sur les plateaux télévisés, envahissant peu à peu les reportages et les journaux d'information. Consécration : on la rencontre désormais dans les dissertations de nos élèves, lesquels ont la plus grande peine du monde à croire que cette expression n’a pas toujours existé.
Quelques recherches archéologiques sur un moteur de recherches, parmi tous les écrits en français numérisés, montrent pourtant que l'expression « au final » est née quasiment en même temps que le web et a connu le même succès fulgurant.
Aussi loin que l’on remonte il n’existe aucune trace de cette expression dans la presse écrite avant le milieu des années 90. En 1996, ne reculant devant aucune audace lexicale, un grand hebdomadaire avant-gardiste se lance pour la première fois. En 2000, « Libération » se lance à son tour. « Le Monde », après d'ultimes hésitations, suit le mouvement en 2001. Il faut enfin attendre le 23 août 2003, au creux de l’été, pour qu’un stagiaire de la rubrique télévision du « Figaro » succombe enfin dans un article sur « L’Île de la tentation ».
Aujourd’hui, dans « Le Monde », journal de référence, l’expression a profondément sédimenté, avec pas moins de 330 articles concernés en 2013 (sans compter les blogs bien sûr), soit plus d’une fois par édition en moyenne !
La prochaine fois que vous trouverez dans « le Monde » la dernière occurrence de « au final » (lien permanent), ayez une petite pensée pour le mystère insondable de la modernité.
Edition du 12 février 2019 : je m'aperçois que, trois jours après ce billet, une chronique de Didier Pourquery dans « le Monde » du 7 février 2014 s'intitule... « Pour en finir avec l'expression « au final » ».