Petite leçon de démocratie

Comment sauver le collège unique... et surtout à quel prix ? (par Emmanuel)

Petite leçon de démocratie

Dans Problèmes de l'école démocratique1, recueil d'articles sur la démocratisation de l'école du XVIIIe au XXe siècle, et paru en 2013, la postface (pp 217-233) a été offerte à la plume de Jean-Paul Delahaye, présenté comme haut fonctionnaire et historien de l'éducation.

Il nous a semblé intéressant de nous pencher sur ce texte, en premier lieu parce que Jean-Paul Delahaye a été nommé directeur général de l'enseignement scolaire (DGESCO) juste avant la parution de ce livre, en novembre 20122, et qu'il a occupé ce poste jusqu’à sa retraite prise au printemps 2014, quelques semaines après le départ de son ministre, Vincent Peillon.

Le DGESCO n'est pas n'importe quel haut fonctionnaire. C'est le numéro deux dans la hiérarchie éducative, le sommet de la pyramide administrative sous l'autorité du ministre. On ne nomme pas à ce poste un franc-tireur, et c’est bien pour cela que ce texte nous intéresse : les positions que Jean-Paul Delahaye y défend reflètent celles de la majorité des hauts fonctionnaires de l'éducation nationale. Ce texte est un bon témoignage de la manière dont la haute hiérarchie et certains experts qui l’appuient envisagent la situation de l'école. De fait, alors que les articles de ce recueil d'historiens ne se penchent pas sur la période récente – la réforme Haby est à peine abordée – la postface, elle, traite des problèmes les plus immédiats. C'est bien un programme politique que Jean-Paul Delahaye trace dans cet essai.

La pièce maîtresse de ce programme est le sauvetage du collège unique. Attaqué depuis longtemps sur son efficacité à instruire comme à réduire les inégalités, le collège unique est cependant un symbole de démocratisation qu’il faut défendre en tant que tel. A lire Jean-Paul Delahaye, il serait moralement indigne et politiquement impossible de revenir à une école qui trie les enfants selon leur niveau scolaire. Si le collège unique a fait jusqu’ici la preuve de son inefficacité, il faut néanmoins trouver un moyen de le sauver.

Mais pour quelle raison le collège unique a-t-il permis la massification de l'enseignement sans en permettre la démocratisation ? Selon Jean-Paul Delahaye l’échec du collège unique vient de ce qu’il est resté un petit lycée, alors qu'il aurait dû être une école moyenne. Au lieu de partir des capacités des élèves sortant de CM2, le collège, du fait même de sa structure, les traite comme des élèves de terminale. De là vient le grand déraillement subi par tant de collégiens.

Ce diagnostic pose plusieurs problèmes, dont le plus aigu est que dans l'ordre du cursus scolaire, le collège n'est pas le premier étage où se joue la débâcle éducative. On sait qu'aussi bien pour le niveau global que sur la question des inégalités, les difficultés apparaissent dès le début du primaire, et que le collège ne vient que les cristalliser.

La proposition de faire du collège une école moyenne présente des avantages intéressants d'un point de vue budgétaire, puisque les enseignants du primaire sont polyvalents et coûtent moins cher que leurs homologues du collège. Sur le plan de l'efficacité, on sait que la proposition ne peut tourner qu'au désastre. Il suffit pour le comprendre de se pencher sur le piètre niveau en anglais des élèves en sortie de CM2, sur la façon dont se passent leurs cours d'anglais au primaire, et sur les cocoricos des rectorats à ce sujet : derrière la façade, on sait parfaitement que la plupart des enseignants du primaire ne sont pas en mesure d'assurer l'enseignement de toutes les disciplines du collège.

Mais peut-être justement faudrait-il limiter les ambitions du collège sur les fondamentaux, le fameux lire-écrire-compter ? Acceptons donc la perspective de voir la République abandonner aux seules élites l’enseignement du latin, de l'allemand et du grec, de la biologie et de l’électricité, et transformons le collège en une version rénovée du cours complémentaire et du cours supérieur. Acceptons. Mais qui peut penser ce projet réalisable ? Incapables d'en rabattre sur les contenus, l'institution, depuis des années, gonfle de fanfreluches les programmes du primaire. Elle voudrait faire croire qu'elle est capable de constituer un programme du collège resserré sur les fondamentaux, et que des enseignants polyvalents seraient en mesure de l'enseigner avec succès. Qui espère-t-elle abuser ?

Mais là n'est pas le plus intéressant. Jean-Paul Delahaye ouvre sa postface avec une citation d'une circulaire de 1880, qu'il a trouvée dans le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire de 19113.

Les professeurs se plaignent généralement d'avoir à subir des élèves mal préparés, hors d'état de suivre avec fruit les exercices de la classe, et qui sont un embarras pour le maître, un mauvais exemple pour leurs camarades. Au moment où de sérieux efforts sont tentés pour coordonner et restaurer l'enseignement classique, il est plus nécessaire que jamais que les familles soient exactement renseignées sur les véritables intérêts de leurs enfants. Les examens de passage devront avoir lieu dans la semaine qui suivra la rentrée ; tous les élèves y seront soumis. Le proviseur décidera de l'admission ou du rejet d'après l'ensemble des notes. Sous aucun prétexte, il ne devra consentir à placer l'élève dans un cours dont il ne tirerait aucun profit et où il ne pourrait qu'entraver la marche régulière de l'enseignement.

Les examens de passage, sérieusement pratiqués, rendent de réels services à l'enseignement des lycées et collèges ; ils stimulent les enfants ; ils dégagent les classes d'un élément de gêne et d'affaiblissement, en dirigeant vers de nouvelles voies les esprits qu'on aurait voulu contraindre à suivre malgré eux un enseignement qui ne leur convient pas.

Et M. Delahaye commente :

On ne saurait être plus clair. Le second degré ne saurait accepter des élèves qui sont un « embarras » pour le maître et un « mauvais exemple pour leurs camarades ». Les examens de passage, et le verbe utilisé est terrible, qui « dégagent les classes d'un élément de gêne et d'affaiblissement », permettant de séparer le bon grain de l'ivraie.

Nous n'en sommes évidemment plus là, et notre école s'est démocratisée.

Passons rapidement cette curieuse conception qui fait de toute orientation un tri entre le bon grain et l'ivraie. Passons rapidement aussi cette idée que le redoublement prôné par Jules Ferry était anti-démocratique, éliminant les plus défavorisés : la lecture attentive du dictionnaire de pédagogie montre plutôt l’inverse4. Passons rapidement aussi sur la condamnation du verbe « dégage », par laquelle Jean-Paul Delahaye semble se féliciter du chemin parcouru depuis Jules Ferry : sans doute ignore-t-il que sous son autorité, les enseignants du collège démocratique qui, désabusés, envoient vers le lycée des élèves illettrés, appellent cela le « passage-dégage »5.

Prenons plutôt Jean-Paul Delahaye au sérieux : notre école s'est démocratisée, et la trop grande rigueur de Jules Ferry et de Ferdinand Buisson est aujourd'hui bannie. Les politiques mises en œuvre depuis cinquante ans en sont l'antithèse exacte. Renversons donc les termes du vieux dictionnaire de pédagogie :

Au moment où de vains efforts sont tentés pour restaurer l'enseignement, mais où l'on élimine les filières classiques, il est plus nécessaire que jamais de cacher aux familles le niveau véritable de leurs enfants. Il n'y aura aucune barrière de passage durant la scolarité, et les orientations seront du libre choix des parents. Sous aucun prétexte, il ne faudra empêcher un élève de passer dans la classe supérieure, même s'il est certain qu'il n'en tirera aucun profit et qu'il ne pourra qu'entraver la marche régulière de l'enseignement.

Les examens, les notations mêmes, seront combattus, sous le prétexte qu'ils sont mauvais pour les enfants ; il faut maintenir en classe les éléments de gêne et d'affaiblissement. On conservera dans une filière unique tous les élèves, en contraignant à suivre le cursus complet même ceux à qui cet enseignement ne convient pas.

Voilà le portrait de l'école française d'aujourd'hui. Qui peut s’en réjouir ?


Notes

1. Problèmes de l’école démocratique. XVIIIe-XXe siècles. Bruno Garnier (dir.), CNRS Éd., 2013, 272 pages.

2. Jean-Paul Delahaye directeur de l’enseignement scolaire

3. Il s’agit d’un extrait de l’article « Lycée et collège », dans la section signée de Théodore Steeg et apparue dans la version de 1911. Ferdinand Buisson a dirigé la rédaction de ce dictionnaire, et la circulaire de 1880 est de Jules Ferry. Jean-Paul Delahaye ne crédite que la circulaire de Jules Ferry, alors que le second paragraphe semble bien un commentaire, propre à la plume de Théodore Steeg.

4. Le rédacteur de l’article « lycées et collèges » insiste sur les passe-droits accordés trop fréquemment par les proviseurs. Cette complaisance trouve son explication dans les pressions exercées par des parents socialement installés. D’autres indices vont dans le même sens, et c’est logique : le tri social à l’époque ne se faisait pas par le redoublement et l'orientation, mais par la coexistence de plusieurs filières éducatives. Le lycée était accaparé essentiellement par les enfants de la bourgeoisie.

5. Un exemple parmi d’autres, ce tract syndical, qui illustre les excès de la lutte contre le redoublement.