Ce que l'anti-déclinisme dit de nous
Publier en ligne les jolies choses rencontrées dans les copies ou entendues aux oraux du baccalauréat, pourquoi pas ?
Mais si l’intention est de démontrer que décidément non, le niveau ne baisse pas, l’initiative devient problématique. C'est pourtant ce que s'est proposé un professeur de lettres, dont l'initiative a reçu un écho retentissant dans les médias1.
La pensée positive
Que peut-on conclure d’« éclairs de génie » rencontrés à l'occasion des épreuves du baccalauréat si ce n’est qu’il existe… des élèves brillants ? Mais ce génie vaut-il pour une génération de lycéens ? A l'évidence non : ce serait faire avec ces « anti-perles » la même chose reprochée à ceux qui publient des perles : une généralisation abusive. Et pourtant Françoise Cahen entend bien « démontrer que nos lycéens sont réellement pourvus d’un cerveau, et mieux encore, qu’ils savent très bien s’en servir ». A vrai dire, qui a jamais pensé que « le lycéen d’aujourd’hui » aurait « le QI d’une huître » ou ne serait pas « pourvu d'un cerveau » ?
La caricature tout comme le relativisme (les « anti-perles » concurrençant les perles) empêchent d'observer et donc de penser une dégradation objective des compétences des élèves.
De fait et en toute rigueur, les « anti-perles » de certains élèves pourraient aussi bien prouver combien les inégalités entre élèves se creusent d’année en année, ainsi que les résultats PISA 2015 en attestent.
A l'inverse, les progrès mirifiques du baccalauréat depuis plusieurs décennies, avec des taux de réussite ou de mentions atteignant chaque année des records, pourraient laisser penser que le niveau des lycéens est aujourd'hui remarquable. Malheureusement, une évaluation internationale comme TIMSS Advanced 2015, par exemple, a démontré que nos meilleurs élèves en mathématiques de la série scientifique étaient six fois moins nombreux en 2015 qu’ils ne l’étaient vingt ans auparavant : encore du « déclinisme », sans doute !
Rares d'ailleurs sont les médias qui cherchent à expliquer ou même font seulement état de cette saisissante contradiction entre réussite affichée et niveau réel.
Le professeur de lettres à l’origine de cette initiative des « anti-perles » le sait qui concède (non sans se contredire quelque peu), que « le but du site n'est pas de faire un diagnostic de l'état de l'école ni de dire que le niveau monte ». Elle reconnaît volontiers que « tout n'est pas tout rose » et ne cherche pas à démontrer que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes dans notre système éducatif […] il existe aussi des difficultés. » Reste que « il y a toujours des gens pour dire que le niveau baisse, mais ce n’est pas forcément vrai ». Cette baisse ne serait qu'une « impression », une « porte ouverte que l’on persiste à enfoncer ». Dans un billet de l'an passé, notre collègue s'était montrée moins nuancée pour ridiculiser le « déclinisme » : « C’est toi qui baisses, vieil aigri, pas le niveau, patate ! »2
Selon elle, le niveau est même loin de baisser : « A l’oral, par exemple, je trouve que les élèves sont meilleurs qu’il y a une dizaine d’années ». En choisissant d’évoquer l’oral plutôt que l’écrit de français, notre collègue s’intéresse à des qualités autres que scolaires : l'originalité, la personnalité, la spontanéité etc. Mais peu importe : en toute rigueur, que peut-on conclure d’une expérience personnelle de jury de bac ? D’une année à l’autre et parfois la même année, selon les lycées des candidats ou selon les classes, le niveau peut être extrêmement variable.
Des « anti-perles » à regarder de près
Par goût de la provocation, les médias se sont plus intéressés à la démarche bienveillante de notre collègue qu’à la réalité très concrète des « anti-perles » recensées collaborativement en ligne. Voyons donc à quoi ressemblent ces « traits de génie », comme les qualifie Françoise Cahen : leur étude attentive est instructive.
Au 8 juillet 2017, malgré la publicité nationale donnée à cette page, vingt-cinq contributions seulement, pour la plupart en français, concernent à proprement parler le bac 2017. Le reste concerne d'autres niveaux, du CP à la L3, ou bien sont des remerciements.
Bien sûr, on y trouve quelques réflexions sensées et parfois de jolies formules. Mais en quoi de simples citations d’auteurs (de Nietzsche à Charlotte Delbo) ou encore des interprétations psychanalytiques, aussi datées que desséchantes (« dans le fond, [Dom Juan] a des problèmes à régler avec son père »), dont il y a de grandes chances qu’elles soient le fait du professeur plus que de l’élève, constituent-elles par elles-mêmes des « traits de génie » ?
Certains de ces traits laissent même perplexe. Ainsi, à propos de la scène du meurtre dans L’Étranger, ce calembour consternant :
« Il y a une latence du désir homosexuel dans ce passage ; aujourd'hui nous pourrions parler d'une esthétique Alger BT ! »
Ou encore ce rapprochement avec l’époque actuelle… à contresens du roman de Laclos :
« Lors de l'entretien, je demande à l'élève pourquoi, à son avis, Merteuil continue de fasciner le lectorat contemporain : "Même s'il y a eu beaucoup de progrès depuis le XVIIIe siècle, et heureusement, la femme n'est toujours pas l'égale de l'homme. »
La marquise de Merteuil n’a en effet rien de féministe : elle méprise les femmes et veut dominer les hommes sans se soucier le moins du monde de conquérir des droits.
Voilà donc les « traits de génie » qu’il faudrait admirer ?
Pire : certains candidats expriment leur peu de considération pour des mouvements, des genres ou des personnages littéraires, de façon souvent très convenue : cet iconoclasme routinier suffirait-il à rendre leur prestation admirable ?
« Oral de français, série L
"Je trouve que les romantiques se complaisent dans leur douleur" »
« J'ai corrigé l'épreuve de français du bac professionnel agricole. Le support, un extrait de "La promesse de l'aube" de Romain Gary. Après avoir demandé aux élèves de montrer la présence du registre comique, le sujet les invitait à répondre à l'intérêt d'un tel registre dans l'autobiographie. Réponse attendue : l'autodérision. Dans quatre copies j'ai trouvé cette pépite que je résume : l'autobiographie est bien souvent un genre littéraire assez fastidieux à lire, souvent très long. Le registre comique permet au lecteur de se détendre pendant la lecture.
Je ne pouvais que valider une telle approche lucide et bien étayée. »
« Cyrano à l'oral du bac français
La lycéenne était sage, son explication de la mort de Cyrano structurée, étayée, dans une langue impeccable, développée en 10 minutes pile. Ses cheveux étaient lisses, tout était fluide, rien ne dépassait. Je lui ai demandé: "Et vous, personnellement, vous en pensez quoi, de l'héroïsme de Cyrano ?" Lueur d'orage dans son regard. "Sincèrement ? Je trouve que ce personnage est nul ! Si on y réfléchit bien, toute sa vie est entravée par un complexe ridicule: son nez ! Comme s'il fallait s'empêcher complètement de vivre pour son nez et prendre ça pour une forme d'héroïsme ! Mais moi je pense que Cyrano a tout raté. Son amour: il est passé à côté et il faudrait le féliciter ?... Sa mort : avec cette poutre qui lui tombe sur la tête , c'est minable... " »
Cette dernière « anti-perle », à propos de Cyrano de Bergerac, mérite qu'on s'y arrête davantage.
La nullité de Cyrano
Un élève a bien sûr le droit d'avoir et d’exprimer une opinion personnelle sur une œuvre ou un personnage, pour peu que son jugement fasse preuve d'humilité, soit étayé par une bonne connaissance de l’œuvre et rende compte de toute sa complexité. Malheureusement, la franchise des élèves est parfois aussi ignorante que décomplexée.
Dans le cas présent, après la critique implicite d’une prestation jusque-là seulement scolaire (« Ses cheveux étaient lisses, tout était fluide, rien ne dépassait »), vient la révélation du génie propre de l’élève à travers une question personnelle avisée.
Le jugement de l’élève est pourtant peu nuancé (« ce personnage est nul »). La colère, poétiquement mise en scène (« Lueur d'orage dans son regard »), est celle d’un agacement vis-à-vis d’une œuvre de si peu de mérite.
Malheureusement, la pièce semble bien mal comprise : le jugement définitif et sans nuance de l'élève (« moi je pense que Cyrano a tout raté ») ne fait que répéter en le tronquant le jugement de Cyrano sur lui-même, dans l'épitaphe paradoxale dans l'Acte V : « Cyrano de Bergerac, qui fut tout et qui ne fut rien ». Or le paradoxe s’explique facilement : au delà de son échec amoureux, ce jugement sévère (« qui ne fut rien ») est précisément celui d’un monde où seuls comptent le prestige, les apparences et les rangs, le monde des tricheurs, des flatteurs, des menteurs, des corrompus. C’est juger Cyrano comme le jugent ses ennemis les plus haïssables. Sa grandeur d'âme, son courage, son mépris des fausses grandeurs, son ironie, son génie, sa poésie ne semblent pas dignes d'être considérés : il est « nul ».
Sa mort elle-même est jugée « minable » : elle ne l’est pourtant que par la lâcheté de ses assassins. Cyrano en fait d’ailleurs une mort sublime et émouvante par son courage et sa pudeur héroïque. Il n’est pas « passé à côté » de l’amour : il l’a connu à son plus haut degré.
La lecture psychologisante du personnage (« un complexe ») est aussi réductrice qu'erronée puisque son sacrifice amoureux n'est pas lié à son nez mais à l'amour que Roxane porte à un autre. Pour cette élève du monde d'aujourd'hui, le sacrifice amoureux n'a aucun sens : il ne faut pas « s'empêcher de vivre » ou avoir le moindre « complexe ». En amour, le bonheur ne semble pouvoir être qu’une jouissance narcissique et sans entrave.
Que cette élève n'ait pas compris la grandeur de Cyrano est triste. Mais que son incompréhension même soit considérée comme un « trait de génie » l'est plus encore.
De bien malheureuses « anti-perles »
En plus de contribuer à brouiller par son relativisme le débat sur la dégradation objective des compétences des élèves, cette initiative montre combien la subjectivité, vis à vis des textes littéraires (comme de la réalité du niveau des élèves), est désormais triomphante, y compris au cœur de l'institution scolaire.
Le faible nombre de réelles « merveilles » dans cette collecte nationale, ainsi que l'admiration difficilement compréhensible pour celles qui n’en sont pas, en dit finalement long sur ce que le baccalauréat est devenu, au point qu'on peut se demander si ce professeur de lettres, avec ces « traits de génie », ne pourrait laisser penser à tous les lecteurs plus attentifs qu'une presse trop pressée (et à tous ceux qui refusent d'être des mutins de Panurge, pour reprendre le mot de Philippe Muray) le contraire de ce qu'elle entendait démontrer.
De ce point de vue et assez ironiquement, l'expression « anti-perles » est bien malheureusement choisie, une « perle » signifiant dans le premier sens figuré… « ce que quelqu'un ou quelque chose peut produire de mieux ».
Merci à ma collègue Valérie pour ses commentaires avisés. A lire sur l'anti-"déclinisme" d'hier et d'aujourd'hui ce fil de discussion.
Bonus
Vue sur Twitter, cette « anti-perles » postée par un « expert numérique à la Direction du Numérique pour l'Éducation ».
Notes
[1] Les « anti-perles » sont recensées ici : padlet.com/francoisecahen/antiperles
Françoise Cahen explique ici sa démarche : "Anti-perles, vraies pépites du bac et autres fulgurances".
Dans les médias :
"Le Monde" du 5 juillet 2017 : "Bac 2017 : plutôt que de moquer les « perles » des candidats, une enseignante recense leurs traits de génie".
"France Info" : "Une enseignante publie les "anti-perles du bac", contre l'impression du "niveau qui baisse"".
"Le Figaro" : "Positive, une enseignante publie les traits de génie des bacheliers".
"Le Parisien" : "Les « anti-perles du bac » viennent d’Alfortville".
"L'Express" : "Lassée des moqueries, une prof publie "les anti-perles du bac"".
"Europe1" du 6 juillet 2017 : "Bac 2017 : cette professeure recense les anti-perles, "ces petits éclairs de génie"".
"Les Inrocks" : "Pour en finir avec le foutage de gueule, une professeure publie les “anti-perles” du bac".
"Libé" du 7 juillet 2017 : "Des « anti-perles » pour recenser les vraies pépites du bac".
etc.
[2] Sur son blog du 15 juin 2016 : "C’est toi qui baisses, vieil aigri, pas le niveau, patate !" par Françoise Cahen. Nos commentaires ici.