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"Les jeux sérieux au banc d'essai" (Le Monde)
- Shane_Fenton
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Les jeux sérieux au banc d'essai
Le jeu vidéo "Lake Adventures" permet de sensibiliser au respect de la biodiversité.
"Jeu sérieux". L'oxymore était au coeur de démonstrations, de compétitions et de discussions lors de E-Virtuoses, la conférence qui s'est tenue à Valenciennes les 4 et 5 juin.
Sur un tel thème, le premier jeu est de demander à chacun une définition de cet objet paradoxal, le "serious game". "C'est un jeu à intention utilitaire visant un marché autre que celui du divertissement, comme l'éducation, la santé, la défense, la communication...", estime Julian Alvarez, auteur d'une thèse sur le sujet en 2007. Ce professeur en sciences de l'éducation à l'université Lille-I est aussi l'un des coorganisateurs de la conférence, financée notamment par la chambre de commerce et d'industrie du Grand Hainaut.
"Les jeux sérieux sont partout et nulle part", constate Gilles Brougère, de l'université Paris-XIII, pour pointer la difficulté à cerner le terme. "Les jeux sérieux sont différents des simulateurs. Les premiers véhiculent du savoir-être quand les seconds sont plutôt sur les savoir-faire. En outre, les simulateurs reposent sur de l'apprentissage linéaire, alors que dans un jeu sérieux la prise de décision n'est pas mécaniste", estime pour sa part Jean-François Carrasco, de l'université de Nice, également consultant en stratégie et marketing pour GM Consultants et associés.
Le principe des jeux sérieux est donc d'utiliser les codes des jeux vidéo (score, effet de surprise, progression, exploration de niveaux, collaboration...) pour réaliser des logiciels d'apprentissage, de formation professionnelle, de diffusion de messages publicitaires ou de sensibilisation du public à des questions de société.
Le jeu vidéo "Data Dealer" sensibilise à la protection des données personnelles.
L'association autrichienne Cuteacute a mis en ligne Data Dealer en mai pour sensibiliser à la protection des données personnelles. Dans ce jeu, primé lors du congrès, le joueur doit récupérer et vendre des données. En santé, Michael Stora, psychologue et directeur de la recherche de la jeune entreprise Manza Lab, utilise depuis dix ans le jeu commercial Ico pour aider des enfants à affronter des situations difficiles avec leurs parents. L'entreprise Succubus Interactive développe un jeu, Cornak, pour former des vendeurs. Les étudiants de l'école Supinfogame, du groupe Rubika, ont répondu à un défi de l'association Non-violence XXI en détournant les scénarios de jeux violents comme Civilization et Skyrim, afin de gagner sans échanger de coups mais en négociant, volant ou corrompant l'adversaire.
Pour "réveiller" les élèves en difficulté, Salim Zein, professeur d'histoire-géographie à Alès, utilise un jeu populaire, Little Big Planet. Récompensé à Valenciennes, son projet, Arcadémia, fait apprendre des rudiments de physique et de technologie aux élèves, qui doivent construire des structures viables comme des rampes ou des avions.
Le Musée des arts et métiers et ses partenaires ont été récompensés pour le projet de jeu dans le musée, Plug. C'est la manifestation d'une nouvelle tendance consistant à rendre "jouables" des objets et des situations qui ne sont pas destinés à l'être. Les Anglo-Saxons parlent même de "gamification". Le domaine est donc foisonnant, avec des jeux créés dans un but précis, d'autres adaptés, voire carrément modifiés. Le site Serious.gameclassification.com, notamment alimenté par Julian Alvarez, en recense plus de 2 800.
"Hammer and Planks" est jeu thérapeutique qui fait travailler d'équilibre.
Très vite après la question de la définition arrive celle de l'évaluation. Cela marche-t-il ? A priori, il y a de bonnes raisons pour répondre positivement. Le jeu suscite le plaisir. Le plaisir, la motivation et l'intérêt. Et la motivation améliore l'apprentissage ou l'assimilation du message. CQFD.
Pour s'en convaincre en pratique, l'académie d'Aix-Marseille a conduit une expérimentation, rendue publique en octobre 2012. En deux ans, 34 établissements et 100 élèves et professeurs ont utilisé l'un des huit jeux sélectionnés pour l'expérience. 86 % des enseignants estiment que ces jeux apportent une plus-value à leur enseignement. 52 % des élèves pensent avoir appris quelque chose.
En santé aussi, des succès ont été enregistrés. "Le logiciel Sparx, tourné vers les adolescents dépressifs, a été évalué rigoureusement, et ses effets sont au moins aussi bons que les thérapies classiques", rappellent Ali Amad et Thomas Fovet, du CHR de Lille.
Parfois, les constats sont plus mitigés. Michel Lavigne, de l'université de Toulouse, a passé en revue avec ses étudiants d'IUT près d'une vingtaine de jeux sérieux. Résultat, "la perception ludique est souvent faible ou moyenne. Elle est aussi très variable pour un même jeu. Du côté de la transmission des connaissances, il y a des échecs. Certains disent qu'un film est plus efficace, notamment pour ce qui concerne la prévention. Malgré l'euphorie ambiante, je reste sceptique sur le lien entre jouer et apprendre mieux", explique Michel Lavigne.
Sa collègue Hélène Michel, de Grenoble école de management, nuance aussi l'enthousiasme général. "Nous avons expérimenté beaucoup de jeux avec les étudiants. Les retours ont souvent été négatifs ! Il faut croire que ce type d'élève est attaché au rituel scolaire classique", explique la professeure, qui depuis a engagé une étude pour comprendre les causes de ces échecs et améliorer les conditions d'implémentation de ces techniques. "En tout cas, ce n'est pas parce que les étudiants sont technophiles que les jeux plaisent !"
Pour mieux aborder ces problèmes d'évaluation, la chambre de commerce a décidé de construire un nouveau laboratoire de ludologie, le Play Research Lab. Créée début 2013 avec Julian Alvarez et Sylvain Haudegond, la structure va déjà déménager dans un nouveau lieu, la Serre numérique, qui accueillera en outre des écoles, un incubateur et des équipements liés au numérique.
"Le débat sur l'usage du jeu dans l'apprentissage est ancien. Dès le XIXe siècle, ces controverses sur ce qu'on appelle alors le "ludoéducatif" existent, constate Gilles Brougère. Et c'est à l'école que la tension est maximale sur cette question." Le fossé se creuse en effet entre l'environnement "technique" d'une classe et celui des élèves jouant à la console, manipulant les téléphones portables et surfant sur les réseaux sociaux.
"Le contexte de l'évaluation est délicat. Je regrette qu'une partie des chercheurs soient à la fois juge et partie, notamment en ayant des contrats de recherche avec des éditeurs de jeux", explique Michel Lavigne. Il est vrai que beaucoup d'intervenants ont un pied dans chaque monde. A croire qu'en la matière jouer de plusieurs casquettes est la règle.
Le très populaire "World of Warcraft" est utilisé par des enseignants américains.
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- Shane_Fenton
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Réduire l'éducation et la santé au rang de "marchés", beurk. Les mettre sur le même plan que la défense, re-beurk. En tout cas, ceux qui sont intéressés par la thèse de Julian Alvarez peuvent la lire à cette adresse : www.jeux-serieux.fr/wp-content/uploads/THESE_SG.pdfC'est un jeu à intention utilitaire visant un marché autre que celui du divertissement, comme l'éducation, la santé, la défense, la communication.
Pour ma part, je n'ai jamais aimé le concept de "serious game", décidément trop fourre-tout : sous prétexte que leur but est prétendument "sérieux", on met dans le même panier des jeux et des logiciels qui parfois n'ont absolument rien à voir entre eux, ni le genre, ni les mécanismes, ni les intentions, ni le résultat final, ni l'audience, ni l'utilisation. Et j'ai profondément détesté l'engouement médiatique autour de ces "serious games" qui était basé, non pas sur la valeur ou la qualité de ces jeux, mais sur leur adéquation au "politiquement correct" du moment (exemple : Food Force ou Darfur is Dying). Je ne dis pas qu'il n'y a rien à en tirer : je dis juste qu'il vaut mieux les juger au cas par cas, selon leurs qualités propres et ce qu'ils apportent réellement.
A priori, je pense qu'ils peuvent apporter quelque chose dans des entreprises (qui pratiquent déjà le jeu de rôle depuis des années), parce qu'ils offrent de nombreuses possibilités de modélisation et de simulation... à condition, bien sûr, que le travail soit bien fait. Mais je suis plus que sceptique quand à leur utilisation à l'école. Je veux bien qu'on puisse "apprendre en s'amusant" dans certains cas, mais il y en a d'autres où l'apprentissage sera toujours pénible quoi qu'on fasse. De toute manière, je vois ce qui se passe avec mes étudiants, ou ce qui s'est passé quand j'étais à leur place : quand on veut jouer, on n'a pas besoin de prétexte bidon, et quand on veut apprendre (ou pas), on n'a pas besoin d'un enrobage ludique, qui va paraître comme une supercherie.
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Je répète invariablement la même chose à ce sujet : ce n'est pas l'apprentissage qui procède du plaisir, mais le plaisir qui procède de l'apprentissage.Shane_Fenton écrit: Mais je suis plus que sceptique quand à leur utilisation à l'école. Je veux bien qu'on puisse "apprendre en s'amusant" dans certains cas, mais il y en a d'autres où l'apprentissage sera toujours pénible quoi qu'on fasse.
Mais surtout c'est une façon insidieuse de dévaloriser le cours sans écran, l'écran étant présenté comme une plus-value éducative..Shane_Fenton écrit: De toute manière, je vois ce qui se passe avec mes étudiants, ou ce qui s'est passé quand j'étais à leur place : quand on veut jouer, on n'a pas besoin de prétexte bidon, et quand on veut apprendre (ou pas), on n'a pas besoin d'un enrobage ludique, qui va paraître comme une supercherie.
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