Emmanuel Jaffelin - "Internet fait place nette dans la pédagogie" (12/04/12)

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02 Jui 2012 10:11 #785 par Loys
A lire sur le site du "Monde", cette tribune d'Emmanuel Jaffelin, professeur de philosophie.


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02 Jui 2012 11:35 #786 par Loys

Internet fait place nette dans la pédagogie

Du passé faisons table rase !

Ce qui est pernicieux dans cette vision, c'est qu'internet n'a fait l'objet d'aucune réflexion pédagogique, épistémologique ou philosophique : le réseau s'est invité de force dans la pédagogie et aujourd'hui l'argument le plus entendu pour sa défense est qu'on ne peut plus faire autrement. On fait mieux comme argument. C'est ce que j'appelle le défaitisme pédagogique.

Difficile d'enseigner par les temps qui courent.

Grâce à... internet.

Il faut dire que le temps court à la vitesse de l'électron.

Un des facteurs positifs et négatifs d'internet : positif, quand il s'agit de l'information et de son accès, négatif quand il s'agit de la réflexion.

L'enseignant (Loys Bonod, Lycée Chaptal à Paris) qui a piégé ses élèves en fabriquant de faux corrigés afin d'établir de manière magistrale et éclatante qu'ils ne savent pas travailler sans internet a moins prouvé la tricherie des élèves que mis en évidence la date de péremption des exercices demandés.

M. Jaffelin, vous oubliez de dire en quoi consiste l'exercice demandé : lire un texte, le comprendre, l'analyser et l'interpréter en structurant sa pensée. Tout ceci, de façon autonome, comme à l'épreuve du baccalauréat qui s'effectue sans ressource documentaire. Tout ceci est donc obsolète ?

Flash back. Lorsque j'étais en classes préparatoires (1981-1984) dans le lycée où j'enseigne aujourd'hui...

La comparaison est très contestable puisque mes élèves ont seize ans en début de Première, ne sont pas en série littéraire et n'ont pas nécessairement un niveau de classe préparatoire, a fortiori littéraire, et pourtant j'enseigne dans un lycée favorisé... :roll:

...il me fallait des jours pour réunir les informations utiles à la composition du devoir demandé, dissertation ou explication de texte.

La méthodologie de M. Jaffelin m'étonne, surtout pour le commentaire (qu'il appelle explication de texte). Je rappelle que l'exercice doit se pratiquer sans ressource documentaire. En classe préparatoire, le niveau d'approfondissement peut autoriser à compulser l’œuvre entière d'où le texte est extrait, voire d'autres œuvres de l'auteur. Mais, à part quelques indications biographiques souvent peu utiles, il ne peut s'agir de recherches documentaires et encore une fois c'est généralement davantage s'éloigner du texte que le commenter : ce que les professeurs de lettres appellent le remplissage et qui est une des plaies du commentaire, avec la paraphrase. Je rappelle que j'avais donné un cours un sur le baroque à mes élèves.

Je devais quitter le lycée, emprunter un transport en commun, faire la queue devant l'entrée de la bibliothèque, demander une fiche, passer une demi-heure voire plus, à effectuer des recherches, remplir ladite fiche, la donner à la bibliothécaire qui me remettrait les ouvrages, si d'autres élèves ne les avaient pas déjà empruntés, une heure plus tard. Arrivé à 9h un samedi matin, j'en repartais le soir à 19h sans avoir trouvé ou lu en totalité les textes compulsés. Un marathon livresque. J'ai appris à penser de cette manière : dans la lente décantation du temps, dans l'inscription du savoir dans le corps marchant et stationnant, dans la logique des institutions détentrices du savoir sacré et jaloux de leurs prérogatives.

Quelle étrange vision des bibliothécaires. Je n'y vois aucune jalousie, mais la seule volonté louable de préserver les documents afin de les rendre disponibles à tous.

Le terme de "conservateur" de bibliothèque dit assez la manière dont l'objet du savoir a été jusqu'à présent pensé.

Quel mépris pour les bibliothécaires ! :evil: La conservation a objet la transmission. Le terme vient du latin "servare" qui signifie "observer, conserver, préserver".

La galaxie Gutemberg n'est plus. Le savoir est immédiat, disponible en permanence et dynamique.

Toutes "qualités" qui sont ne pas nécessairement profitables à un élève dont l'esprit est en cours de formation.

Ainsi le savoir est immédiat ? Un texte de Kant peut être consulté immédiatement en effet, mais il demande toujours autant de temps pour être lu, compris, assimilé. Or sur internet, les pages longues ne sont pas lues. Et les lecteurs utilisent aujourd'hui les raccourcis comme Ctrl + F pour rechercher des mots-clefs dispensant même de la lecture. Car la lecture est l'ennemie de l'instantanéité. Voilà l'immédiateté.

Ainsi le savoir est disponible ? Et parce qu'il est disponible, il est considéré comme accessible aux élèves de seize ans ? Parce que Gallica met à disposition, parmi des milliers de références, un texte non publié de Pascal, les élèves auront spontanément la curiosité d'aller le consulter ? Et de le comprendre, dans sa langue, sa syntaxe et sa rhétorique particulière ? Et pour ceux qui en auraient les moyens, l'infinité non hiérarchisée et contradictoire des connaissances est une source de confusion, de perplexité et d'éparpillement pour un élève qui n'est pas encore capable de séparer le bon grain de l'ivraie et n'en a simplement pas le temps matériel. Voilà la disponibilité.

Ainsi le savoir est dynamique ? Curieuse conception du savoir, qui le réduit à de la simple information, à de l'actualité. Comme si les élèves, pour comprendre la Poétique d'Aristote, devaient avoir lu la dernière analyse en date, réputée la meilleure, dans une conception étrangement progressiste de la connaissance humaniste calquée sur le modèle des sciences et des technologies. C'est ce que j'appelle les savoirs glissants, ceux sur lesquels les élèves ne peuvent construire leur pensée. Voilà le dynamisme.

Il vient non du prof, mais des tuyaux d'internet. Qu'on le déplore ou non, c'est un fait.

Dans cette conception, qui ne fait que dire et redire le défaitisme pédagogique, comme ultime argument, M. Jaffelin oublie un peu trop vite que le savoir ne se réduit pas à l'information, qu'une grande partie ne vient donc pas "des tuyaux d'internet", et surtout M. Jaffelin suppose que toutes les informations sur internet sont dignes de confiance.

L'enseignant n'est plus ni le garant ni le conservateur d'un savoir graalisé...

Cette conception est une caricature. Le professeur de lettres, par exemple, ne fait que proposer une interprétation d'un texte, la plus rigoureuse et la plus objective possible.

...et son flicage des élèves qui surfent sur internet vire au chant du cygne d'une pédagogie révolue et ne voulant pas faire sa révolution.

"son flicage des élèves qui pompent sur internet" : la substitution est intéressante car elle montre que M. Jaffelin oublie de traiter la question essentielle, celle des sites de corrigés.

M. Jaffelin se donne le beau rôle, celui du franc-tireur, du héraut de la modernité, du visionnaire de l'enseignement futur, du révolutionnaire. Comme si la révolution numérique n'était malheureusement pas au programme de l’Éducation nationale... :twisted:

www.dailymotion.com/video/xpwcm3_vincent...r-du-changement_news

Je considère que l'ensemble des élèves qui consultent internet se comportent aujourd'hui comme hier : certains se contentent des premières informations trouvées, d'autres s'en saisiront pour les dépasser. Les premiers recopiaient autrefois le premier manuel qui trainait dans la bibliothèque du lycée ou de leurs parents tandis que les seconds partaient de ceux-ci pour affiner leur recherche et exercer leurs réflexions. Ces derniers ont toujours été minoritaires. Rien de nouveau donc sous le soleil des électrons.

Où l'on retrouve l'argument de la triche perpétuelle, non applicable dans le cas du commentaire de texte et qui plus est moralement contestable. Il est amusant cependant de constater, si on le lit bien, que M. Jaffelin se contente, pour l'avenir numérique de la pédagogie, d'une majorité qui "recopie".

Je constate que la plupart de mes élèves passent par internet pour chercher des pistes de réflexions et des éléments d'information. Tout en leur fournissant les indications bibliographiques nécessaires à leur travail, je n'hésite jamais à les renvoyer vers cette nouvelle source du savoir : on y trouve aujourd'hui sur les sujets qui figurent au programme une infinité de commentaires de niveaux très variés.

Il ne s'agit donc plus de penser par soi-même, mais de penser par les autres. L'élève devient une sorte de compilateur, critique s'il en est capable. Voilà le nouvel humanisme que nous propose le numérique.

Alors qu'autrefois (et donc encore aujourd'hui...), l'élève était (et est encore) cantonné à des lectures qui lui étaient destinées, il accède aujourd'hui à des textes didactiques (des cours de collègues, des explications d'étudiants, des forums, etc.) mais aussi à des textes scientifiques, universitaires, interprétatifs qui sollicitent la réflexion.

Face à ce fatras hétéroclite, à ce dialogue avec tout le monde et personne en même temps, nul doute que la pensée pourra se construire aisément. Pourquoi dès lors perdre son temps à lire des œuvres philosophiques, puisque d'autres en parlent.

Si tout vient à l'élève en même temps, il lui revient en revanche le choix de s'engager dans un chemin qui suscite sa curiosité.

Où la curiosité n'est plus liée au texte à commenter, mais à des pistes de commentaire chez ses commentateurs.

Par exemple, en philosophie, un élève peut non seulement via Internet (le nouveau chemin qui mène à Rome) identifier rapidement et précisément dans l'ouvrage (Ethique III, proposition XLI, démonstration) le texte de Spinoza qu'il est invité à expliquer, mais il découvre également en quelques minutes des textes critiques de différents niveaux ainsi que des comparaisons avec d'autres textes. C'est un authentique champ de réflexion qui s'ouvre à l'élève pour qu'il y exerce ses talents.

Heureux s'apprendre que tous les élèves ont des "talents".
Je note que les élèves, comme je le disais, peuvent "identifier rapidement et précisément dans l'ouvrage le texte de Spinoza", mais qu'il n'est pas envisagé qu'ils le lisent.
Quant à l'élargissement dont parle M. Jaffelin, il est est sans nul doute bénéfique, le texte simple de Spinoza ne permet pas lui-même d'ouvrir un "authentique champ de réflexion". Ainsi, prenant la place du texte philosophique, son exégèse hétéroclite devient le nouveau "Graal du savoir", pour reprendre une expression de M. Jaffelin. Vive le progrès !

Aussi, loin d'agir comme un narcotique qui paralyse la réflexion estudiantine, internet est un stimulant qui lui ouvre un champ de possibles mobilisant d'abord sa réflexion, puis la sélection des informations les plus pertinentes pour la production de son "devoir".

En parlant d'"étudiants", M. Jaffelin continue d'oublier que mes élèves ont seize ans.

Je suis assez d'accord pour dire d'internet qu'il ouvre le "champ des possibles" mais j'ajoute que, sans esprit critique, sans autonomie de pensée, sans culture personnelle, ce champ a vocation à rester stérile.

L'idée qu'il faille apprendre à l'élève à réfléchir avant de se servir d'internet va non seulement à l'encontre de ce que nous constatons...

C'est à dire ?

... mais elle suppose naïvement que la pensée est indépendante de son médium.

Vive la pensée médiatisée. Le numérique n'offre pas à la pensée autonome des béquilles, mais un fauteuil roulant. :mrgreen:

Dans l'expérience qui est la mienne, M. Jaffelin suppose donc que mes élèves ne peuvent pas comprendre par eux-mêmes le sonnet de Charles de Vion d'Alibray. :twisted:

A ce compte, autant reprocher à Socrate d'avoir pensé dans un monde essentiellement oral ou à Descartes d'avoir inventé une méthode scientifique dans un monde livresque !

Car les élèves, avec leurs nombreux "talents" sont tous comparables à Socrate et Descartes. Quant aux exemples pris, ils laissent songeurs : l'oral et la pensée s'opposent ? La méthode scientifique et le livre s'oppose ?

Les enseignants ont toujours traqué les tricheurs, avec plus ou moins d'appétence.

Merci pour ce jugement de valeur relativiste. A lire M. Jaffelin on pourrait presque croire que le triche est un nouveau "talent".

Le problème pédagogique est désormais d'une autre nature. La traque sur internet n'a pas plus de chance d'améliorer les connaissances que le bonnet d'âne n'en avait autrefois de convertir l'ivraie en bon grain. Les enseignants ne doivent pas s'inquiéter de voir leur savoir concurrencé par l'apparition d'un nouveau medium...

Compte tenu de sa qualité, ils n'ont guère à s'inquiéter de sa concurrence intellectuelle ou culturelle... En revanche ils ont raison de s'inquiéter de la dévastation provoquée par ce nouveau média sur l'enseignement, notamment des lettres. Pourquoi lire puisqu'on trouve des résumés ? Pourquoi réfléchir à un texte puisqu'on trouve des corrigés touts faits ?

...ils doivent l'apprivoiser avec la complicité des élèves s'ils veulent penser avec les nouveaux moyens du bord. Ce n'est pas le numérique qui doit s'adapter aux exercices rhétoriques de l'école, du lycée et de l'université, mais les institutions qui doivent inventer de nouveaux exercices 3.0. Enseignants, encore un effort !

De nouveaux exercices 3.0 qui passent, si possible, par une lecture 0.0 des textes.

Pour résumer, le numérique, n'y réfléchissons surtout pas : précipitons-nous dedans puisque nous n'avons pas le choix.

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