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la pédagogie de la compétence
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10 Jan 2016 16:45 - 03 Jul 2017 20:25 #15654
par averoes
la pédagogie de la compétence a été créé par averoes
Que cache la pédagogie de la compétence ?
« Le statut scientifique du concept de compétences est incertain. Les emprunts opérés par différents auteurs aux diverses théories psychologiques pour le légitimer ne sont pas pleinement convaincants. Nous lui reconnaissons un seul mérite : celui d’avoir remis au-devant de la scène pédagogique la problématique de la mobilisation des ressources cognitives en situation de résolution de problèmes. Vrai problème auquel le concept de compétence apporte, selon nous, une mauvaise réponse. »
Crahay 2006, Dangers, incertitudes et incomplétude de la logique de la compétence en éducation,
Revue française de pédagogie.
(Source : rfp.revues.org/143#tocto1n8 )
Il est souvent admis que la franchise est une qualité dans les relations humaines. Mais, l'on oublie parfois de se demander si ce mode de communication convient ou non quand on veut s'adresser, par exemple, à des êtres émotifs, à ceux dont on suppose la maturité mentale ou intellectuelle inaccomplie, au peuple… Les responsables de la chose publique sont parmi ceux qui ont le sens de la nuance : ils estiment en général, sans l’avouer, qu'une communication franche est plutôt une maladresse en matière de rhétorique politique.
Sans déroger à cette règle, le cénacle des décisions relatives au monde de l'éducation prétend que les nouveaux programmes scolaires, notamment ceux du primaire, procèdent d'une réforme juste, équilibrée et respectueuses des aspirations du peuple. Sauf que, ces réformateurs ont bien pris soin d’occulter l'entrisme pédagogiste au sein de cette réforme. Ils se sont bien gardés de reconnaître que les choix opérés découlent d’abord de préoccupations économiques et qu’ils sont plutôt favorables à une certaine vision de la chose scolaire, au détriment d’autres. L'art de la nuance rhétorique les a conduits à soutenir que la justesse de cette réforme repose sur un équilibre entre "la connaissance", matrice théorique du courant de la transmission des savoirs, et "la compétence", un des avatars du pédagogisme.
Dans cette perspective, tout en jurant, la main sur le cœur, respecter la liberté pédagogique des enseignants, les sectateurs de cette réforme ont omis de mentionner que celle-ci a d'abord permis au pédagogisme, par un tour de passe-passe propre à tromper le crédule, de placer au sein des nouveaux programmes un cheval de Troie : la notion de "compétence". Loin d'être un talisman autorisant l'espoir d'une protection contre une dérive idéologique, la réforme réalise, par ce biais, un objectif double : assurer la pérennité du pédagogisme tout en entretenant l'illusion d'une liberté pédagogique. Considérons à présent les choses de plus près.
De la compétence comme vecteur du pédagogisme
Qu'y a-t-il de mieux, pour illustrer l'entrisme pédagogiste dans les nouveaux programmes, que de relever les déclarations de ses propres thuriféraires ? C'est ainsi que Olivier Rey (responsable de l’unité "Veille & Analyses" de l’Institut Français de l’Éducation (IFÉ) – ENS de Lyon) déclare :
« La notion de compétence est une innovation officiellement introduite à la faveur du socle commun. Pour beaucoup d’acteurs éducatifs, elle a permis de faire bouger les pratiques dans un système sclérosé. Pour d’autres, la compétence est un repoussoir qui cristallise toutes leurs craintes : notion compliquée à mettre en œuvre et à évaluer, qui dilue les disciplines. […] Il apparaît pourtant aujourd’hui que l’abandon de cette notion, quel qu’en soit le prétexte, serait le signe d’une résignation à un modèle éducatif que la plupart des analyses considèrent à la fois inefficace et inéquitable. » 1
Le ton péremptoire et sentencieux de telles déclarations ne laisse point de doute sur le parti pris opéré par l’officine officielle, en matière de choix du modèle éducatif. Leur auteur a au moins le mérite de reconnaître, mezza voce, qu’il s’agit bel et bien d’un parti pris. Seulement, il se garde bien de nous dire en quoi les autres modèles éducatifs seraient inefficaces et inéquitables et sur quelles statistiques objectives repose ce terme « la plupart » qu’il brandit comme argument phare justifiant ce choix stratégique.
Quand bien même ce modèle éducatif aurait remporté l’adhésion d’un grand nombre, faut-il lui rappeler que l’argument du nombre est pour le moins spécieux, pour ne pas dire inepte ? Galilée n’était-il pas seul à soutenir l’idée de la rotation de la Terre autour du Soleil ? S’il est aisé de deviner le courant de pensée qui sous-tend habituellement l’approche par compétences, le laudateur de cette vision des choses a également éludé la question des références intellectuelles ; ce qui l’aurait par ailleurs contraint de mentionner, par souci d’objectivité, que d’autre modèles éducatifs ont, eux aussi, leurs propres assises doctrinales, au lieu de faire accroire qu’en dehors de la compétence, point de salut.
Lorsque Olivier Rey affirme que « […] Le deuxième grand intérêt de la notion de compétences est de servir de vecteur d’évolution des pratiques pédagogiques. En soulignant l’enjeu stratégique de certaines compétences partagées entre les différentes disciplines (expression écrite et orale, travail en groupe, sélection et restitution de l’information...), elle montre l’intérêt de les travailler de façon spécifique » , nul doute que l’approche par compétences s’érige, dans cette perspective, en passerelle inévitable chargée de conduire l’enseignant, à son corps défendant, vers l’engrenage d’une pédagogie centrée sur l’élève. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à considérer cette autre assertion du même O. Rey qui assène sans ambages que « le maître est un “guide" et l'élève apprend en agissant », ou encore « Le noyau stable de l’identité de l’éducateur se trouve dans l’expertise des situations d’enseignement et d’apprentissage plus que dans la maitrise de savoirs disciplinaires en constante évolution. » 2
Le dénigrement des savoirs et l’apologie de l’ignorance
À bien méditer cette assertion de O. Rey, on a du mal à évacuer l’idée que la dérive pédagogiste tend à se satisfaire d’une situation où maître et élève sont, dans une certaine mesure, sur un pied d'égalité, si possible dans le même état d'ignorance.
1- Pour l’enseignant :
Admirez la profondeur de l’argument (et pardonnez l’antiphrase) : sous prétexte qu’ils sont en constante évolution, les savoirs disciplinaires ont donc vocation à être relégués au second plan. Or, cette logique peut, à certains égards, nous conduire "dangereusement" à ce qui suit : puisque les savoirs ne cessent d’évoluer, autant ne rien savoir. Et si l'on applique ce principe à l'idée même qui l'énonce, celle-ci s'annihile de facto. Comme vision nihiliste, difficile de faire mieux.
Par ailleurs, est-ce que tous les savoirs évoluent ? En quoi le théorème de Thalès a-t-il changé depuis plus de 2500 ans ? A-t-il cessé d'être vrai dans le cadre d'une géométrie plane ? Qu'est-ce qui a changé dans les règles de la syntaxe française ? A-t-on inventé d'autres normes pour les accords ? Et même en cas d'évolution, comment pourrait-on alors comprendre l’état d’un savoir qui a évolué, si on ne l’a pas compris dans son état avant évolution ? Comment un enseignant en physique pourrait-il expliquer, par exemple, à ses élèves la nouvelle acception du concept de masse, née de la récente découverte du boson de Higgs, s’il ne connaissait pas l’ancienne acception de ce concept ? Comment pourrait-il expliquer cette évolution s’il ne connaît pas et "l’avant" et "l’après" du concept ? Comment pourrait-il expliquer aussi que la relativité générale d’Einstein est un dépassement de la mécanique newtonienne s’il ne passe pas par une étude préalable de cette dernière. Ne serait-il pas illusoire d’espérer maîtriser une nouvelle connaissance si l’on n’a pas d’abord fait l’effort d’assimiler pleinement celle qui a été remise en question ?
Autant dire, contrairement à la thèse de notre ami O. Rey, que c’est justement cette évolution constante des savoirs qui oblige tout enseignant, digne de ce nom, à les maîtriser constamment. Sinon, quelle crédibilité pourrait-il avoir aux yeux de ses élèves s’il montre le moindre signe d’hésitation à cet égard ?
Ce « noyau stable de l’identité de l’éducateur », tel qu’il est défini par Olivier Rey, ne manque pas de réduire in fine le rôle de l’enseignant à un simple animateur, amené à s’effacer progressivement devant l’activisme, supposé fécond, de l’élève. C’est ainsi qu’on achève de le dépourvoir de ce qui fonde son autorité morale : sa maitrise des savoirs disciplinaires. Cette norme surannée, on n'en a cure, semble laisser entendre la définition de l’éducateur selon O. Rey. Mais diantre ! Que pourrait répondre un enseignant à un élève qui lui demanderait, par exemple, pourquoi on n’accorde pas le participe passé dans « les événements qui se sont succédé », alors qu’on doit l’accorder dans « ils se sont répétés », s’il ne maîtrise pas les règles syntaxiques relatives à l’accord du participe passé des verbes pronominaux ?
2- Pour l’élève :
Quoi qu’en disent ses partisans, l’approche par compétences constitue bel et bien un abandon des savoirs. Ils sont relégués au second plan puisque leur raison d’être se limite à servir d’instruments à mobiliser au profit d’une compétence. Dans l’esprit des nouveaux programmes, qui font la part belle à cette approche, malgré le simulacre d’un équilibre, les connaissances ne sont plus un but en soi, mais un "outil" au service d’un "attendu". La connaissance y est conçue comme une simple “ressource" que l’élève doit simplement être capable de mobiliser sans forcément maîtriser. S’il ne maîtrise pas telle ou telle connaissance, il pourra se contenter d’aller la chercher dans un manuel, dictionnaire ou Internet ; ce qui importe c’est seulement sa compétence qui consiste à pouvoir la mobiliser.
On pourra toujours s'échiner à essayer de trouver dans les nouveaux programmes une place équilibrée pour les savoirs. Sauf qu’à y regarder de plus près, il est difficile de nier que l’on se trouve finalement contraint à enseigner moins de connaissances, ou seulement de manière superficielle, si l’on veut réellement développer des compétences, à supposer qu’une telle entreprise soit vraiment possible. Mais, ceci est un autre débat. 3
Pour illustrer ce constat, voici ce que révèlent quelques passages prélevés dans les programmes du primaire.
- « … l’enseignement de ces savoirs constitués est assuré en 6ème par plusieurs professeurs spécialistes de leur discipline qui contribuent collectivement, grâce à des thématiques communes et aux liens établis entre les disciplines, à l’acquisition des compétences définies par le socle. » (programme cycle 3, p. 2).
Ce qui prime c’est l’acquisition des compétences. Et pour y parvenir, rien de tel que la sacro-sainte interdisciplinarité. Cette divine panacée, dotée de la capacité de pouvoir panser tous les maux en matière d’enseignement. N’est-ce pas ? 4
- « Le transfert de ces connaissances lors des activités d’écriture en particulier et dans toutes les activités mettant en œuvre le langage fait l’objet d’un enseignement explicite. » (programme cycle 3, p. 7).
Si le transfert en question doit faire l’objet d’un enseignement explicite, où est le temps nécessaire pour enseigner ces connaissances qui doivent être transférées ?
- « Raisonner pour résoudre des problèmes orthographiques. » (programme cycle 2, p. 7).
Quels problèmes orthographiques ? Quelles sont ces connaissances orthographiques qui doivent tout de même servir de matière première au raisonnement en vue de cette résolution ? Et quid du temps nécessaire pour les acquérir ? Sommes-nous devant l’instauration de cette calembredaine de "la dictée négociée" qui ne dit pas son nom ?
- « Familiarisation avec l’indicatif présent, imparfait et futur des verbes… » (programme cycle 2, p. 15). Il semble qu’il faille ici se contenter d’une simple familiarisation. Pourquoi alors chercher à posséder un savoir ?
- « Activités orales de transformation de phrases en fonction de variations du temps » (programme cycle 2, p15). Là, on est prié de croire que de simples activités orales suffisent à faire acquérir des notions de conjugaison.
- « Ces notions ne sont pas enseignées en tant que telles ; elles constituent les références qui servent à repérer des formes de relation entre les mots auxquelles les élèves sont initiés parce qu’ils ont à les mobiliser pour mieux comprendre, mieux parler, mieux écrire. » (programme cycle 2, p. 16).
Pourquoi dispenser l’enseignement de ces notions (familles de mots, synonymie, antonymie, polysémie, sens propre/figuré, registres de langue) puisque le but n’est pas de posséder un savoir, mais simplement mieux parler et mieux écrire ? Inutile alors de se torturer l’esprit à vouloir comprendre comment il serait possible de mobiliser un savoir sans le posséder. Les cerbères du dogme de la compétence ont la réponse : il suffit de consulter manuels, livres, dictionnaires, Internet… et le tour est joué.
- La suppression de la Préhistoire du programme de CE2 où l’élève est désormais amené à se contenter de « se situer dans le temps » à travers quelques repères constitués d’« événements, personnages et modes de vie caractéristiques des principales périodes de l’histoire de la France et du monde occidental. » (programme cycle 2, p. 37).
Un simulacre de liberté pédagogique
« Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté. » Ô combien cette déclaration de Rousseau, dans Émile ou De l’éducation, trouve aujourd’hui un écho éclatant de vérité dans l’esprit des nouveaux programmes.
Il est ainsi tentant d’interpréter l’absence de détails dans certains pans de ces programmes, ou le fait que ceux-ci sont définis par cycle, comme une marge de liberté laissée à l’enseignant. Ce n’est, à nos yeux, qu’un mirage. Car, l’œil non averti peut vite se bercer de l’illusion de croire à l’existence d’une liberté pédagogique, s’il confond entre l’absence de détails en matière de pratiques de classe et l’absence de ceux relatifs aux contenus disciplinaires. Dès lors, quelle crédibilité peut-on sérieusement accorder à l’idée que l’absence de contenus détaillés ou le cadrage par cycle seraient garants d’une quelconque liberté pédagogique ?
Ce qui semble paradoxal, c’est que les nouveaux programmes se targuent de laisser une marge suffisante à l’initiative du professeur et au respect de sa liberté pédagogique, mais n’hésitent pas à le conduire subrepticement à adopter une approche pédagogique bien déterminée : celle de l’élève au centre du dispositif pédagogique ; une approche parmi d’autres, faut-il le rappeler ?
Parmi les aspects de ce tropisme pédagogiste qui ne dit pas son nom, on peut évoquer :
- « Les élèves acquièrent une autonomie qui leur permet de devenir acteurs de leurs apprentissages » (programme cycle 3, p. 3).
- « Les situations où ils mobilisent savoir et savoir-faire pour mener une tâche complexe sont introduites progressivement puis privilégiées, tout comme la démarche de projet qui favorisera l’interaction entre les différents enseignements » (programme cycle 3, p. 3).
- « La démarche de projet développe la capacité à collaborer, à coopérer avec le groupe en utilisant des outils divers pour aboutir à une production » (programme cycle 2, p. 5).
- « le maître est un “guide" et l'élève apprend en agissant », dixit Olivier Rey.
Élève au centre du dispositif pédagogique et acteur de ses apprentissages, travail de groupe, démarche de projet, interdisciplinarité, un rôle de l’enseignant, réduit à un simple animateur, amené à s’effacer progressivement, ne sont-ce pas là les sempiternels dogmes pédagogistes ?
Or, un véritable respect de la liberté pédagogique ne serait-il pas celui qui se contente d’indiquer le "ce que" en matière d’enseignement (ce qu’il faut enseigner) et qui n’influence aucunement le choix du "comment" reconnaissant, par-là, à l’enseignant sa capacité de juger de la pertinence de telle ou telle démarche pédagogique, en fonction du savoir à enseigner ?
Il s’ensuit que la reconnaissance d’une réelle liberté pédagogique ne saurait faire l’économie de l’appel suivant : « Dites-moi ce que je dois enseigner et permettez-moi de choisir comment y parvenir », au lieu de laisser croire que l’absence de détails dans les contenus disciplinaires est garante d’une quelconque liberté pédagogique. N’est-ce pas dans la possibilité de choisir un "comment" et non dans celle de définir un "ce que" que réside une véritable liberté pédagogique ?
Enfin, peut-on encore sérieusement parler de liberté pédagogique, quand on voit un membre de l’IFÉ affirmer que « La notion de compétence a permis de faire bouger les pratiques dans un système sclérosé » et que « Le deuxième grand intérêt de la notion de compétences est de servir de vecteur d’évolution des pratiques pédagogiques », ou encore « le maître est un “guide" et l'élève apprend en agissant » ?
Que disent les chercheurs ?
Un observateur non averti pourra légitimement se demander en quoi l’approche par compétences serait néfaste dans un modèle éducatif, puisque la compétence n’est rien d’autre que la mise en perspective et la mobilisation, dans un seul continuum, d’un certain nombre de savoirs, aptitudes, attitudes pour réaliser une tâche, étudier une question, résoudre un problème, partant, agir efficacement sur le réel.
Pour répondre à cette interrogation, il n'y a qu'à méditer cette introduction à un article de Marcel Crahay, professeur de pédagogie théorique et expérimentale à l’Université de Liège et de Genève, publié par la Revue Française de Pédagogie (janvier-mars 2006) :
« L’école est désormais le siège d’une nouvelle doxa : la pédagogie par compétences. Le présent article pose un regard critique sur cette déferlante dont l’origine est, selon l’auteur [M. Crahay], externe aux sciences de l’éducation. La définition même du concept de compétence est problématique et semble, en définitive, renvoyer à une norme qualifiée ici de complexité inédite. En définitive, l’auteur considère que l’approche par compétences s’attaque à un vrai problème – celui de la mobilisation des connaissances en situation de problème – mais propose une solution bancale. Rejetant l’entrée par le disciplinaire, cette approche se confronte à des questions épineuses sinon impossibles : parmi celles-ci, on trouve la notion de familles de situations. En conclusion, l’auteur suggère d’oublier la notion de compétence pour repenser celle de l’apprentissage. » 5
Cette critique est d’un poids considérable eu égard à la stature de son auteur : Marcel Crahay était l’une des chevilles ouvrières des réformes scolaires en Belgique à la fin des années 90 et fut l’un des défenseurs affirmés de l’introduction des compétences dans l’enseignement.
Mais, il est à noter que Marcel Crahay n’est pas le seul pourfendeur de l’approche par compétences ; d’autres détracteurs n’ont pas tari de griefs à l’encontre de cette nouvelle doxa. Au Québec, Gérald Boutin et Louise Julien ont publié, en 2000, un virulent pamphlet contre l’introduction de l’approche par compétences : « les pouvoirs publics manipulent les “affaires éducatives” au service d’une idéologie de rendement et d’efficacité, au détriment de la culture et du développement des personnes, voire même de l’apprentissage. » 6
D’autres attaques, non moins virulentes, surgissent encore en 2005, dans « les Cahiers du Service de Pédagogie Expérimentale de l’Université de Liège. » Outre la remise en cause du concept de compétence transversale et du "mythe du transfert d’une compétence" opérée par Bernard Rey (professeur des Sciences de l'Éducation à l'Université Libre de Bruxelles), Dominique Lafontaine évoque « le désarroi des enseignants et des praticiens de terrain qui se demanderont légitimement comment les décideurs les ont lancés si vite dans une aventure pédagogique dont les périls paraissent nombreux. » 7
Apôtre emblématique du pédagogisme en France, Ph. Meirieu a exprimé des propos qui constituent, à nos yeux, l’attaque la plus surprenante, eu égard au discours habituel du personnage, à telle enseigne que d’aucuns pourraient même y voir une palinodie :
« C'est pourquoi l'obsession de compétences nous fait faire fausse route. Elle relève du "productivisme scolaire", réduit la transmission à une transaction et oublie que tout apprentissage est une histoire... » (Le Monde / Idées du 02.09.2011, par Nicolas Truong « Contre l'idéologie de la compétence, l'éducation doit apprendre à penser »).
Ou encore :
« […] Mais je ne peux accepter que l’idéologie des compétences devienne une « théorie de l’apprentissage. »
« Ma position, c’est qu’on n’apprend pas « par compétences », même quand on acquiert des compétences. « Apprendre par compétences », c’est réduire l’apprentissage au couple « objectif/évaluation » indéfiniment multiplié. C’est écraser complètement l’historicité des apprentissages et oublier la manière dont les histoires singulières s’approprient les savoirs. C’est abolir la notion de « situation d’apprentissage », comme cadre structurant de contraintes et de ressources au sein duquel un sujet s’engage dans l’aventure d’apprendre. »
( www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2011/09/05Meirieu.aspx
Conclusion
Qu’en est-il alors de cet équilibre supposé entre "connaissance" et "compétence" ? S’agit-il d’un réel équilibre ou d’une hégémonie déguisée d’un dogme ? La présence récurrente, dans le socle commun et les nouveaux programmes, du terme "compétence" aux côtés, parfois en lieu et place, des traditionnels "savoirs" ou "contenus disciplinaires", semble témoigner d’une circulation internationale des idées, voire d’une influence croissante d’un certain mondialisme éducatif pour forger une sorte de doctrine commune. M. Crahay rappelle que le concept de "compétence" trouve son origine dans le monde de l’entreprise et non dans celui de la science. Repris ensuite par l’OCDE, puis diffusé auprès des décideurs des systèmes éducatifs, il finit son cheminement par une prise en charge par les sciences de l’éducation. À ce titre, sa scientificité devient problématique et l’interrogation suivante est éminemment légitime : « quel statut scientifique attribuer à [un concept] venu du dehors de la science ? » 8
Dire que l’approche par compétences découle d’un choix de société qui veut consacrer "la compétence", comme levier façonnant un profil d’employabilité pour répondre aux exigences de la vie économique et relever les défis de la vie moderne, est un discours qui peut s'entendre. Mais entreprendre, sous couvert d’une volonté d’innovation pédagogique, de l’habiller d’un argumentaire intellectuellement fallacieux, en vilipendant d’autres modèles éducatifs, au motif spécieux qu’ils sont inadaptés au monde moderne, cela nous rapproche plus de l'idéologie que de la science. Tout semble, plutôt, converger vers l’idée que le substrat de cette réforme est fait d’économisme, le reste n’est qu’une "littérature cosmétique" destinée à masquer son indigence scientifique. En tout cas, il n’en demeure pas moins que l’une des conséquences de cette doctrine est l’appauvrissement de l’enseignement, au nom d’une hypothétique réponse aux besoins d’un système économique en crise. Voici, à cet égard, ce qu’a écrit Marcel Crahay, qui fut pourtant jadis un des chantres de l’approche par compétences :
« la logique de la compétence est, au départ, un costume taillé sur mesure pour le monde de l’entreprise. Dès lors qu’on s’obstine à en revêtir l’école, celle-ci est engoncée dans un habit trop étriqué eu égard à sa dimension nécessairement humaniste. Il est urgent que l’école se dégage de l’emprise de l’économisme qui s’insinue dans tous ses rouages, intellectuels et organisationnels. » 9
Par conséquent, l’évocation de ces critiques de la pédagogie par compétences doit être entendue, non comme une simple appropriation d’une caution intellectuelle pour étayer la philippique exprimée dans la présente tribune, mais comme l’occasion de souligner, d’une part, le fait que ce modèle éducatif nous paraît comme un parti pris idéologique qui va à l’encontre d’une conception de l’école comme siège de la diffusion du savoir et de la culture, et, d’autre part, de montrer la duplicité d’un discours, en réalité relais-exécutant docile des injonctions de l'Union européenne, et sa glorification d’une doxa, presque idolâtrée, dont les fondements scientifiques sont bancals.
1- Source : docs.google.com/viewerng/viewer?url=http...ticle5_222.pdf&hl=fr
2- Ibid.
3- À cet égard, je renvoie le lecteur à un article de ma plume où ce débat est spécifiquement abordé :
www.neoprofs.org/t96273-les-fausses-bonnes-idees-pedagogiques
4- Voir ce que j’en pense ici :
www.neoprofs.org/t90283-un-saute-greco-l...-inter-disciplinaire
5- rfp.revues.org/143
6- Propos rapportés par Nico Hirtt dans un article publié dans L’école démocratique, n°39, septembre 2009 ( www.ecoledemocratique.org ).
7- Ibid.
8- M. Crahay, Revue française de pédagogie, n° 154, janvier-février-mars 2006
9- Ibid, Nico Hirtt.
« Le statut scientifique du concept de compétences est incertain. Les emprunts opérés par différents auteurs aux diverses théories psychologiques pour le légitimer ne sont pas pleinement convaincants. Nous lui reconnaissons un seul mérite : celui d’avoir remis au-devant de la scène pédagogique la problématique de la mobilisation des ressources cognitives en situation de résolution de problèmes. Vrai problème auquel le concept de compétence apporte, selon nous, une mauvaise réponse. »
Crahay 2006, Dangers, incertitudes et incomplétude de la logique de la compétence en éducation,
Revue française de pédagogie.
(Source : rfp.revues.org/143#tocto1n8 )
Il est souvent admis que la franchise est une qualité dans les relations humaines. Mais, l'on oublie parfois de se demander si ce mode de communication convient ou non quand on veut s'adresser, par exemple, à des êtres émotifs, à ceux dont on suppose la maturité mentale ou intellectuelle inaccomplie, au peuple… Les responsables de la chose publique sont parmi ceux qui ont le sens de la nuance : ils estiment en général, sans l’avouer, qu'une communication franche est plutôt une maladresse en matière de rhétorique politique.
Sans déroger à cette règle, le cénacle des décisions relatives au monde de l'éducation prétend que les nouveaux programmes scolaires, notamment ceux du primaire, procèdent d'une réforme juste, équilibrée et respectueuses des aspirations du peuple. Sauf que, ces réformateurs ont bien pris soin d’occulter l'entrisme pédagogiste au sein de cette réforme. Ils se sont bien gardés de reconnaître que les choix opérés découlent d’abord de préoccupations économiques et qu’ils sont plutôt favorables à une certaine vision de la chose scolaire, au détriment d’autres. L'art de la nuance rhétorique les a conduits à soutenir que la justesse de cette réforme repose sur un équilibre entre "la connaissance", matrice théorique du courant de la transmission des savoirs, et "la compétence", un des avatars du pédagogisme.
Dans cette perspective, tout en jurant, la main sur le cœur, respecter la liberté pédagogique des enseignants, les sectateurs de cette réforme ont omis de mentionner que celle-ci a d'abord permis au pédagogisme, par un tour de passe-passe propre à tromper le crédule, de placer au sein des nouveaux programmes un cheval de Troie : la notion de "compétence". Loin d'être un talisman autorisant l'espoir d'une protection contre une dérive idéologique, la réforme réalise, par ce biais, un objectif double : assurer la pérennité du pédagogisme tout en entretenant l'illusion d'une liberté pédagogique. Considérons à présent les choses de plus près.
De la compétence comme vecteur du pédagogisme
Qu'y a-t-il de mieux, pour illustrer l'entrisme pédagogiste dans les nouveaux programmes, que de relever les déclarations de ses propres thuriféraires ? C'est ainsi que Olivier Rey (responsable de l’unité "Veille & Analyses" de l’Institut Français de l’Éducation (IFÉ) – ENS de Lyon) déclare :
« La notion de compétence est une innovation officiellement introduite à la faveur du socle commun. Pour beaucoup d’acteurs éducatifs, elle a permis de faire bouger les pratiques dans un système sclérosé. Pour d’autres, la compétence est un repoussoir qui cristallise toutes leurs craintes : notion compliquée à mettre en œuvre et à évaluer, qui dilue les disciplines. […] Il apparaît pourtant aujourd’hui que l’abandon de cette notion, quel qu’en soit le prétexte, serait le signe d’une résignation à un modèle éducatif que la plupart des analyses considèrent à la fois inefficace et inéquitable. » 1
Le ton péremptoire et sentencieux de telles déclarations ne laisse point de doute sur le parti pris opéré par l’officine officielle, en matière de choix du modèle éducatif. Leur auteur a au moins le mérite de reconnaître, mezza voce, qu’il s’agit bel et bien d’un parti pris. Seulement, il se garde bien de nous dire en quoi les autres modèles éducatifs seraient inefficaces et inéquitables et sur quelles statistiques objectives repose ce terme « la plupart » qu’il brandit comme argument phare justifiant ce choix stratégique.
Quand bien même ce modèle éducatif aurait remporté l’adhésion d’un grand nombre, faut-il lui rappeler que l’argument du nombre est pour le moins spécieux, pour ne pas dire inepte ? Galilée n’était-il pas seul à soutenir l’idée de la rotation de la Terre autour du Soleil ? S’il est aisé de deviner le courant de pensée qui sous-tend habituellement l’approche par compétences, le laudateur de cette vision des choses a également éludé la question des références intellectuelles ; ce qui l’aurait par ailleurs contraint de mentionner, par souci d’objectivité, que d’autre modèles éducatifs ont, eux aussi, leurs propres assises doctrinales, au lieu de faire accroire qu’en dehors de la compétence, point de salut.
Lorsque Olivier Rey affirme que « […] Le deuxième grand intérêt de la notion de compétences est de servir de vecteur d’évolution des pratiques pédagogiques. En soulignant l’enjeu stratégique de certaines compétences partagées entre les différentes disciplines (expression écrite et orale, travail en groupe, sélection et restitution de l’information...), elle montre l’intérêt de les travailler de façon spécifique » , nul doute que l’approche par compétences s’érige, dans cette perspective, en passerelle inévitable chargée de conduire l’enseignant, à son corps défendant, vers l’engrenage d’une pédagogie centrée sur l’élève. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à considérer cette autre assertion du même O. Rey qui assène sans ambages que « le maître est un “guide" et l'élève apprend en agissant », ou encore « Le noyau stable de l’identité de l’éducateur se trouve dans l’expertise des situations d’enseignement et d’apprentissage plus que dans la maitrise de savoirs disciplinaires en constante évolution. » 2
Le dénigrement des savoirs et l’apologie de l’ignorance
À bien méditer cette assertion de O. Rey, on a du mal à évacuer l’idée que la dérive pédagogiste tend à se satisfaire d’une situation où maître et élève sont, dans une certaine mesure, sur un pied d'égalité, si possible dans le même état d'ignorance.
1- Pour l’enseignant :
Admirez la profondeur de l’argument (et pardonnez l’antiphrase) : sous prétexte qu’ils sont en constante évolution, les savoirs disciplinaires ont donc vocation à être relégués au second plan. Or, cette logique peut, à certains égards, nous conduire "dangereusement" à ce qui suit : puisque les savoirs ne cessent d’évoluer, autant ne rien savoir. Et si l'on applique ce principe à l'idée même qui l'énonce, celle-ci s'annihile de facto. Comme vision nihiliste, difficile de faire mieux.
Par ailleurs, est-ce que tous les savoirs évoluent ? En quoi le théorème de Thalès a-t-il changé depuis plus de 2500 ans ? A-t-il cessé d'être vrai dans le cadre d'une géométrie plane ? Qu'est-ce qui a changé dans les règles de la syntaxe française ? A-t-on inventé d'autres normes pour les accords ? Et même en cas d'évolution, comment pourrait-on alors comprendre l’état d’un savoir qui a évolué, si on ne l’a pas compris dans son état avant évolution ? Comment un enseignant en physique pourrait-il expliquer, par exemple, à ses élèves la nouvelle acception du concept de masse, née de la récente découverte du boson de Higgs, s’il ne connaissait pas l’ancienne acception de ce concept ? Comment pourrait-il expliquer cette évolution s’il ne connaît pas et "l’avant" et "l’après" du concept ? Comment pourrait-il expliquer aussi que la relativité générale d’Einstein est un dépassement de la mécanique newtonienne s’il ne passe pas par une étude préalable de cette dernière. Ne serait-il pas illusoire d’espérer maîtriser une nouvelle connaissance si l’on n’a pas d’abord fait l’effort d’assimiler pleinement celle qui a été remise en question ?
Autant dire, contrairement à la thèse de notre ami O. Rey, que c’est justement cette évolution constante des savoirs qui oblige tout enseignant, digne de ce nom, à les maîtriser constamment. Sinon, quelle crédibilité pourrait-il avoir aux yeux de ses élèves s’il montre le moindre signe d’hésitation à cet égard ?
Ce « noyau stable de l’identité de l’éducateur », tel qu’il est défini par Olivier Rey, ne manque pas de réduire in fine le rôle de l’enseignant à un simple animateur, amené à s’effacer progressivement devant l’activisme, supposé fécond, de l’élève. C’est ainsi qu’on achève de le dépourvoir de ce qui fonde son autorité morale : sa maitrise des savoirs disciplinaires. Cette norme surannée, on n'en a cure, semble laisser entendre la définition de l’éducateur selon O. Rey. Mais diantre ! Que pourrait répondre un enseignant à un élève qui lui demanderait, par exemple, pourquoi on n’accorde pas le participe passé dans « les événements qui se sont succédé », alors qu’on doit l’accorder dans « ils se sont répétés », s’il ne maîtrise pas les règles syntaxiques relatives à l’accord du participe passé des verbes pronominaux ?
2- Pour l’élève :
Quoi qu’en disent ses partisans, l’approche par compétences constitue bel et bien un abandon des savoirs. Ils sont relégués au second plan puisque leur raison d’être se limite à servir d’instruments à mobiliser au profit d’une compétence. Dans l’esprit des nouveaux programmes, qui font la part belle à cette approche, malgré le simulacre d’un équilibre, les connaissances ne sont plus un but en soi, mais un "outil" au service d’un "attendu". La connaissance y est conçue comme une simple “ressource" que l’élève doit simplement être capable de mobiliser sans forcément maîtriser. S’il ne maîtrise pas telle ou telle connaissance, il pourra se contenter d’aller la chercher dans un manuel, dictionnaire ou Internet ; ce qui importe c’est seulement sa compétence qui consiste à pouvoir la mobiliser.
On pourra toujours s'échiner à essayer de trouver dans les nouveaux programmes une place équilibrée pour les savoirs. Sauf qu’à y regarder de plus près, il est difficile de nier que l’on se trouve finalement contraint à enseigner moins de connaissances, ou seulement de manière superficielle, si l’on veut réellement développer des compétences, à supposer qu’une telle entreprise soit vraiment possible. Mais, ceci est un autre débat. 3
Pour illustrer ce constat, voici ce que révèlent quelques passages prélevés dans les programmes du primaire.
- « … l’enseignement de ces savoirs constitués est assuré en 6ème par plusieurs professeurs spécialistes de leur discipline qui contribuent collectivement, grâce à des thématiques communes et aux liens établis entre les disciplines, à l’acquisition des compétences définies par le socle. » (programme cycle 3, p. 2).
Ce qui prime c’est l’acquisition des compétences. Et pour y parvenir, rien de tel que la sacro-sainte interdisciplinarité. Cette divine panacée, dotée de la capacité de pouvoir panser tous les maux en matière d’enseignement. N’est-ce pas ? 4
- « Le transfert de ces connaissances lors des activités d’écriture en particulier et dans toutes les activités mettant en œuvre le langage fait l’objet d’un enseignement explicite. » (programme cycle 3, p. 7).
Si le transfert en question doit faire l’objet d’un enseignement explicite, où est le temps nécessaire pour enseigner ces connaissances qui doivent être transférées ?
- « Raisonner pour résoudre des problèmes orthographiques. » (programme cycle 2, p. 7).
Quels problèmes orthographiques ? Quelles sont ces connaissances orthographiques qui doivent tout de même servir de matière première au raisonnement en vue de cette résolution ? Et quid du temps nécessaire pour les acquérir ? Sommes-nous devant l’instauration de cette calembredaine de "la dictée négociée" qui ne dit pas son nom ?
- « Familiarisation avec l’indicatif présent, imparfait et futur des verbes… » (programme cycle 2, p. 15). Il semble qu’il faille ici se contenter d’une simple familiarisation. Pourquoi alors chercher à posséder un savoir ?
- « Activités orales de transformation de phrases en fonction de variations du temps » (programme cycle 2, p15). Là, on est prié de croire que de simples activités orales suffisent à faire acquérir des notions de conjugaison.
- « Ces notions ne sont pas enseignées en tant que telles ; elles constituent les références qui servent à repérer des formes de relation entre les mots auxquelles les élèves sont initiés parce qu’ils ont à les mobiliser pour mieux comprendre, mieux parler, mieux écrire. » (programme cycle 2, p. 16).
Pourquoi dispenser l’enseignement de ces notions (familles de mots, synonymie, antonymie, polysémie, sens propre/figuré, registres de langue) puisque le but n’est pas de posséder un savoir, mais simplement mieux parler et mieux écrire ? Inutile alors de se torturer l’esprit à vouloir comprendre comment il serait possible de mobiliser un savoir sans le posséder. Les cerbères du dogme de la compétence ont la réponse : il suffit de consulter manuels, livres, dictionnaires, Internet… et le tour est joué.
- La suppression de la Préhistoire du programme de CE2 où l’élève est désormais amené à se contenter de « se situer dans le temps » à travers quelques repères constitués d’« événements, personnages et modes de vie caractéristiques des principales périodes de l’histoire de la France et du monde occidental. » (programme cycle 2, p. 37).
Un simulacre de liberté pédagogique
« Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté. » Ô combien cette déclaration de Rousseau, dans Émile ou De l’éducation, trouve aujourd’hui un écho éclatant de vérité dans l’esprit des nouveaux programmes.
Il est ainsi tentant d’interpréter l’absence de détails dans certains pans de ces programmes, ou le fait que ceux-ci sont définis par cycle, comme une marge de liberté laissée à l’enseignant. Ce n’est, à nos yeux, qu’un mirage. Car, l’œil non averti peut vite se bercer de l’illusion de croire à l’existence d’une liberté pédagogique, s’il confond entre l’absence de détails en matière de pratiques de classe et l’absence de ceux relatifs aux contenus disciplinaires. Dès lors, quelle crédibilité peut-on sérieusement accorder à l’idée que l’absence de contenus détaillés ou le cadrage par cycle seraient garants d’une quelconque liberté pédagogique ?
Ce qui semble paradoxal, c’est que les nouveaux programmes se targuent de laisser une marge suffisante à l’initiative du professeur et au respect de sa liberté pédagogique, mais n’hésitent pas à le conduire subrepticement à adopter une approche pédagogique bien déterminée : celle de l’élève au centre du dispositif pédagogique ; une approche parmi d’autres, faut-il le rappeler ?
Parmi les aspects de ce tropisme pédagogiste qui ne dit pas son nom, on peut évoquer :
- « Les élèves acquièrent une autonomie qui leur permet de devenir acteurs de leurs apprentissages » (programme cycle 3, p. 3).
- « Les situations où ils mobilisent savoir et savoir-faire pour mener une tâche complexe sont introduites progressivement puis privilégiées, tout comme la démarche de projet qui favorisera l’interaction entre les différents enseignements » (programme cycle 3, p. 3).
- « La démarche de projet développe la capacité à collaborer, à coopérer avec le groupe en utilisant des outils divers pour aboutir à une production » (programme cycle 2, p. 5).
- « le maître est un “guide" et l'élève apprend en agissant », dixit Olivier Rey.
Élève au centre du dispositif pédagogique et acteur de ses apprentissages, travail de groupe, démarche de projet, interdisciplinarité, un rôle de l’enseignant, réduit à un simple animateur, amené à s’effacer progressivement, ne sont-ce pas là les sempiternels dogmes pédagogistes ?
Or, un véritable respect de la liberté pédagogique ne serait-il pas celui qui se contente d’indiquer le "ce que" en matière d’enseignement (ce qu’il faut enseigner) et qui n’influence aucunement le choix du "comment" reconnaissant, par-là, à l’enseignant sa capacité de juger de la pertinence de telle ou telle démarche pédagogique, en fonction du savoir à enseigner ?
Il s’ensuit que la reconnaissance d’une réelle liberté pédagogique ne saurait faire l’économie de l’appel suivant : « Dites-moi ce que je dois enseigner et permettez-moi de choisir comment y parvenir », au lieu de laisser croire que l’absence de détails dans les contenus disciplinaires est garante d’une quelconque liberté pédagogique. N’est-ce pas dans la possibilité de choisir un "comment" et non dans celle de définir un "ce que" que réside une véritable liberté pédagogique ?
Enfin, peut-on encore sérieusement parler de liberté pédagogique, quand on voit un membre de l’IFÉ affirmer que « La notion de compétence a permis de faire bouger les pratiques dans un système sclérosé » et que « Le deuxième grand intérêt de la notion de compétences est de servir de vecteur d’évolution des pratiques pédagogiques », ou encore « le maître est un “guide" et l'élève apprend en agissant » ?
Que disent les chercheurs ?
Un observateur non averti pourra légitimement se demander en quoi l’approche par compétences serait néfaste dans un modèle éducatif, puisque la compétence n’est rien d’autre que la mise en perspective et la mobilisation, dans un seul continuum, d’un certain nombre de savoirs, aptitudes, attitudes pour réaliser une tâche, étudier une question, résoudre un problème, partant, agir efficacement sur le réel.
Pour répondre à cette interrogation, il n'y a qu'à méditer cette introduction à un article de Marcel Crahay, professeur de pédagogie théorique et expérimentale à l’Université de Liège et de Genève, publié par la Revue Française de Pédagogie (janvier-mars 2006) :
« L’école est désormais le siège d’une nouvelle doxa : la pédagogie par compétences. Le présent article pose un regard critique sur cette déferlante dont l’origine est, selon l’auteur [M. Crahay], externe aux sciences de l’éducation. La définition même du concept de compétence est problématique et semble, en définitive, renvoyer à une norme qualifiée ici de complexité inédite. En définitive, l’auteur considère que l’approche par compétences s’attaque à un vrai problème – celui de la mobilisation des connaissances en situation de problème – mais propose une solution bancale. Rejetant l’entrée par le disciplinaire, cette approche se confronte à des questions épineuses sinon impossibles : parmi celles-ci, on trouve la notion de familles de situations. En conclusion, l’auteur suggère d’oublier la notion de compétence pour repenser celle de l’apprentissage. » 5
Cette critique est d’un poids considérable eu égard à la stature de son auteur : Marcel Crahay était l’une des chevilles ouvrières des réformes scolaires en Belgique à la fin des années 90 et fut l’un des défenseurs affirmés de l’introduction des compétences dans l’enseignement.
Mais, il est à noter que Marcel Crahay n’est pas le seul pourfendeur de l’approche par compétences ; d’autres détracteurs n’ont pas tari de griefs à l’encontre de cette nouvelle doxa. Au Québec, Gérald Boutin et Louise Julien ont publié, en 2000, un virulent pamphlet contre l’introduction de l’approche par compétences : « les pouvoirs publics manipulent les “affaires éducatives” au service d’une idéologie de rendement et d’efficacité, au détriment de la culture et du développement des personnes, voire même de l’apprentissage. » 6
D’autres attaques, non moins virulentes, surgissent encore en 2005, dans « les Cahiers du Service de Pédagogie Expérimentale de l’Université de Liège. » Outre la remise en cause du concept de compétence transversale et du "mythe du transfert d’une compétence" opérée par Bernard Rey (professeur des Sciences de l'Éducation à l'Université Libre de Bruxelles), Dominique Lafontaine évoque « le désarroi des enseignants et des praticiens de terrain qui se demanderont légitimement comment les décideurs les ont lancés si vite dans une aventure pédagogique dont les périls paraissent nombreux. » 7
Apôtre emblématique du pédagogisme en France, Ph. Meirieu a exprimé des propos qui constituent, à nos yeux, l’attaque la plus surprenante, eu égard au discours habituel du personnage, à telle enseigne que d’aucuns pourraient même y voir une palinodie :
« C'est pourquoi l'obsession de compétences nous fait faire fausse route. Elle relève du "productivisme scolaire", réduit la transmission à une transaction et oublie que tout apprentissage est une histoire... » (Le Monde / Idées du 02.09.2011, par Nicolas Truong « Contre l'idéologie de la compétence, l'éducation doit apprendre à penser »).
Ou encore :
« […] Mais je ne peux accepter que l’idéologie des compétences devienne une « théorie de l’apprentissage. »
« Ma position, c’est qu’on n’apprend pas « par compétences », même quand on acquiert des compétences. « Apprendre par compétences », c’est réduire l’apprentissage au couple « objectif/évaluation » indéfiniment multiplié. C’est écraser complètement l’historicité des apprentissages et oublier la manière dont les histoires singulières s’approprient les savoirs. C’est abolir la notion de « situation d’apprentissage », comme cadre structurant de contraintes et de ressources au sein duquel un sujet s’engage dans l’aventure d’apprendre. »
( www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2011/09/05Meirieu.aspx
Conclusion
Qu’en est-il alors de cet équilibre supposé entre "connaissance" et "compétence" ? S’agit-il d’un réel équilibre ou d’une hégémonie déguisée d’un dogme ? La présence récurrente, dans le socle commun et les nouveaux programmes, du terme "compétence" aux côtés, parfois en lieu et place, des traditionnels "savoirs" ou "contenus disciplinaires", semble témoigner d’une circulation internationale des idées, voire d’une influence croissante d’un certain mondialisme éducatif pour forger une sorte de doctrine commune. M. Crahay rappelle que le concept de "compétence" trouve son origine dans le monde de l’entreprise et non dans celui de la science. Repris ensuite par l’OCDE, puis diffusé auprès des décideurs des systèmes éducatifs, il finit son cheminement par une prise en charge par les sciences de l’éducation. À ce titre, sa scientificité devient problématique et l’interrogation suivante est éminemment légitime : « quel statut scientifique attribuer à [un concept] venu du dehors de la science ? » 8
Dire que l’approche par compétences découle d’un choix de société qui veut consacrer "la compétence", comme levier façonnant un profil d’employabilité pour répondre aux exigences de la vie économique et relever les défis de la vie moderne, est un discours qui peut s'entendre. Mais entreprendre, sous couvert d’une volonté d’innovation pédagogique, de l’habiller d’un argumentaire intellectuellement fallacieux, en vilipendant d’autres modèles éducatifs, au motif spécieux qu’ils sont inadaptés au monde moderne, cela nous rapproche plus de l'idéologie que de la science. Tout semble, plutôt, converger vers l’idée que le substrat de cette réforme est fait d’économisme, le reste n’est qu’une "littérature cosmétique" destinée à masquer son indigence scientifique. En tout cas, il n’en demeure pas moins que l’une des conséquences de cette doctrine est l’appauvrissement de l’enseignement, au nom d’une hypothétique réponse aux besoins d’un système économique en crise. Voici, à cet égard, ce qu’a écrit Marcel Crahay, qui fut pourtant jadis un des chantres de l’approche par compétences :
« la logique de la compétence est, au départ, un costume taillé sur mesure pour le monde de l’entreprise. Dès lors qu’on s’obstine à en revêtir l’école, celle-ci est engoncée dans un habit trop étriqué eu égard à sa dimension nécessairement humaniste. Il est urgent que l’école se dégage de l’emprise de l’économisme qui s’insinue dans tous ses rouages, intellectuels et organisationnels. » 9
Par conséquent, l’évocation de ces critiques de la pédagogie par compétences doit être entendue, non comme une simple appropriation d’une caution intellectuelle pour étayer la philippique exprimée dans la présente tribune, mais comme l’occasion de souligner, d’une part, le fait que ce modèle éducatif nous paraît comme un parti pris idéologique qui va à l’encontre d’une conception de l’école comme siège de la diffusion du savoir et de la culture, et, d’autre part, de montrer la duplicité d’un discours, en réalité relais-exécutant docile des injonctions de l'Union européenne, et sa glorification d’une doxa, presque idolâtrée, dont les fondements scientifiques sont bancals.
1- Source : docs.google.com/viewerng/viewer?url=http...ticle5_222.pdf&hl=fr
2- Ibid.
3- À cet égard, je renvoie le lecteur à un article de ma plume où ce débat est spécifiquement abordé :
www.neoprofs.org/t96273-les-fausses-bonnes-idees-pedagogiques
4- Voir ce que j’en pense ici :
www.neoprofs.org/t90283-un-saute-greco-l...-inter-disciplinaire
5- rfp.revues.org/143
6- Propos rapportés par Nico Hirtt dans un article publié dans L’école démocratique, n°39, septembre 2009 ( www.ecoledemocratique.org ).
7- Ibid.
8- M. Crahay, Revue française de pédagogie, n° 154, janvier-février-mars 2006
9- Ibid, Nico Hirtt.
Dernière édition: 03 Jul 2017 20:25 par averoes.
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13 Jan 2016 00:51 #15672
par Loys
Réponse de Loys sur le sujet Que cache la pédagogie de la compétence ?
Merci averoes : je reviens vers vous dès que j'ai une minute à moi !
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25 Jan 2016 21:00 - 27 Jan 2016 16:13 #15757
par mojopaco
Réponse de mojopaco sur le sujet Que cache la pédagogie de la compétence ?
Merci AVEROES pour cette excellente synthèse.
"Je me souviens" comme Perec de l'intervention du ministre de l'Education sur France Inter le jour de la pré-rentrée.
Alors que me rasais (je fais mon Sarkozy) j'avais entendu -et noté tant cette phrase est formidable... "Chacun adhère à l'idée que les résultats n'ont cessé de se dégrader ces dix dernières années, ; en particulier au collège. Il faut y mettre un terme !"
Quel extraordinaire aveu de l'échec de l'idéologie du Socle et de l'approche par compétences.
Quel triste anniversaire ! Le socle a fêté ses 10 ans....Aujourd'hui point de salut hors de cette idéologie démente mais surtout pas la moindre remise en question de ce paradigme. Quel paradoxe en ces temps d’obsession évaluative.
"Je me souviens" comme Perec de l'intervention du ministre de l'Education sur France Inter le jour de la pré-rentrée.
Alors que me rasais (je fais mon Sarkozy) j'avais entendu -et noté tant cette phrase est formidable... "Chacun adhère à l'idée que les résultats n'ont cessé de se dégrader ces dix dernières années, ; en particulier au collège. Il faut y mettre un terme !"
Quel extraordinaire aveu de l'échec de l'idéologie du Socle et de l'approche par compétences.
Quel triste anniversaire ! Le socle a fêté ses 10 ans....Aujourd'hui point de salut hors de cette idéologie démente mais surtout pas la moindre remise en question de ce paradigme. Quel paradoxe en ces temps d’obsession évaluative.
Dernière édition: 27 Jan 2016 16:13 par mojopaco.
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- Messages : 6
24 Fév 2016 20:41 #15986
par mojopaco
Réponse de mojopaco sur le sujet Que cache la pédagogie de la compétence ?
www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/...587161256499771.aspx
Alors si même le Café pédagogique se met à douter de l'approche par compétences ...Où va t-on?
Alors si même le Café pédagogique se met à douter de l'approche par compétences ...Où va t-on?
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21 Déc 2016 10:50 #18018
par mojopaco
Pantone évaluation : évitons le rouge cinabre...allons vers le rose bombon.
Derrière ce qui semble de prime abord une "pochade télévisuelle", nous pouvons voir outre l’illisibilité de ce mode d'évaluation, comment les professeurs se retrouvent dépossédés de leur capacité de penser ce qu'ils font, de penser penser la finalité de leurs actes, de penser l'ajustement des moyens à mettre en œuvre pour les réaliser. Et le scénario va plus loin et force le trait en induisant encore une procédure aux parents, La "logique" des compétences exonère ainsi profs et parents de penser par eux -même.
Réponse de mojopaco sur le sujet la pédagogie de la compétence
Pantone évaluation : évitons le rouge cinabre...allons vers le rose bombon.
Derrière ce qui semble de prime abord une "pochade télévisuelle", nous pouvons voir outre l’illisibilité de ce mode d'évaluation, comment les professeurs se retrouvent dépossédés de leur capacité de penser ce qu'ils font, de penser penser la finalité de leurs actes, de penser l'ajustement des moyens à mettre en œuvre pour les réaliser. Et le scénario va plus loin et force le trait en induisant encore une procédure aux parents, La "logique" des compétences exonère ainsi profs et parents de penser par eux -même.
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