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Alexander Doria - "Esprit critique" (24/03/12)
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A noter que Pierre-Carl Langlais est "contributeur et membre du comité d'arbitrage de la Wikipédia francophone sous le pseudo d'Alexander Doria" et "critique musical" sous son vrai nom. Sous son vrai nom, il a signé une autre tribune sur un blog de Rue89 le 25/03/12 : "Wikipédia favorise-t-elle l'esprit critique ?" .
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- Loys
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C'était un objectif très secondaire de mon expérience...Je vais profiter d'un fait tout récemment médiatisé pour relancer un peu la machine à blogger : l'expérience Loys. Par là, j'entends le vandalisme volontaire de ce professeur de français désireux d'inciter ses élèves à utiliser Wikipédia avec circonspection.
Quand au mot "vandalisme", c'est la définition qu'en donne... Wikipédia elle-même dans son propre intérêt.
Le vandalisme, d'après un site lexicologique plus objectif, le CNRTL, est l'acte d'un vandale ]1. (Personne) qui, délibérément, par plaisir ou par méchanceté, abîme, détruit des œuvres d'art, des choses belles ou utiles. Synon. destructeur, dévastateur. Le boudoir tendu de satin jaune impérial, volé au Palais d'Été par les troupes vandales du maréchal de Palikao, ce Hun (Péladan, Vice supr., 1884, p. 195).Versailles. De stupides vandales ont l'autre nuit, brisé plusieurs vitraux de l'église de Saclay, à coups de pierres (L'Œuvre, 14 mars 1941).
2. (Personne) qui, par stupidité, ignorance ou manque de goût, défigure, endommage un site, un paysage, une œuvre d'art, etc.[/quote]
Avec ma petite phrase anodine glissée pendant quinze jours sur la page d'un auteur quasiment inconnu, ai-je vraiment fait preuve de "vandalisme" ? Ai-je dévasté, détruit Wikipédia ? A moins que la publicité donnée à ma petite expérience ne soit en réalité au cœur de la question : la crédibilité de Wikipédia !
Question subsidiaire : Wikipédia, malgré son bel esprit collaboratif, peut-elle être considérée comme "une œuvre d'art, une chose belle ou utile" ? C'est très discutable...
On va décoller !Pour ma part, un peu à l'instar de David Monniaux, je vais me servir de cet expérience comme d'une simple amorce. Il s'agit de développer une réflexion plus large sur la notion d'esprit critique et ses mutations dans le cadre d'internet en général et de Wikipédia en particulier.
Bon bah... hors sujet.Loys part d'un postulat certainement fondé : l'esprit critique n'est pas une notion innée. La faculté de distinguer les sources et les faits (car c'est à cela que renvoie d'abord kritein ou le critère) s'apprend. Plus exactement elle suppose l'intériorisation de certaines postures (le doute méthodologique, la distanciation…) et la pratique systématique de certaines procédures (le recoupement des données, l'étiquetage des interprétations…).
La question des sources est très secondaire, puisqu'un commentaire n'est pas un travail documentaire. Le vrai problème est celui de la servitude à internet.
Du coup, la suite de l'article, malgré son envol extrême-oriental, n'a que peu d'intérêt :
C'est magnifique : le copier-coller sur un site de corrigés correspond donc... à un "échange intersubjectif", à un "dialogue sans cesse approfondi" !Il se trouve une notion chinoise classique qui exprime assez bien tout ceci : le « kuaiji » (je m'excuse d'avance de ne pas pousser la sophistication jusqu'à afficher la transcription originelle en idéogrammes). On traduit généralement cette notion par « comptabilité », mais son champ sémantique est beaucoup plus large. Outre le dénombrement, elle signifie la classification et la synthétisation des données ainsi que l'exercice d'une évaluation qui peut volontiers être circulaire (concrètement, le rédacteur du kuaiji est amené à s'évaluer lui-même). On retrouve tout ceci avec l'esprit critique : la recension des divers éléments disponibles sur un phénomène donné, leur sélection et leur présentation dans un format adapté, l'exercice d'une distanciation à l'égard de sa propre action (l'encyclopédie Guanzi, liste ainsi en tout et pour tout quelques 36 procédures de vérification distinctes).
Bref, l'esprit critique implique un décentrement constant : vis-à-vis de ce qu'on voit, vis-à-vis de ce vis-à-vis de ce qu'on voit, vis-à-vis de ce vis-à-vis de ce vis-à-vis de ce qu'on voit. Chacune de nos approches doit être reconsidérée, sachant que l'acte de reconsidération est en lui-même une approche. Cette dérive constante, qui confine à la mise en abyme perpétuelle, peut néanmoins être tempérée. L'individu pense rarement seul : il en vient généralement à confronter ses conceptions avec autrui. Cet échange intersubjectif permet d'encadrer la dérive critique qui s'apparente désormais à un dialogue sans cesse approfondi, où l'un se fait le vérificateur de l'autre.
On peut l'estimer, en effet.Qu'on le considère comme la résultant d'une posture ou d'une situation de communication, l'esprit critique est quelque chose qui apparaît progressivement. Seulement, quel en est la cause ? qu'est-ce qui motive cet apparition ? Selon Loys, l'enseignement joue un rôle absolument primordial dans ce processus. En « arrachant » les élèves à leurs conditions de vie quotidienne (et matérielle) l'école leur délivrerait des moyens d'appréhensions du monde. Elle forge un regard second, décentré par rapport aux postulats de cette société. Assez paradoxalement, ce décentrement émane d'une situation communicationnelle éminemment hiérarchique : le professeur surplombant matériellement et intellectuellement l'assemblée des élèves. Mais bon, on peut encore estimer cette « autorité » n'a que pour visée sa propre dissolution, dès lors que les élèves possèdent les moyens intellectuels de se passer du professeur.
Cinq siècles, rien que cela ! Le "corps professoral" est plus vieux qu'il ne pense !Ce qui est véritablement discutable, c'est d'exclure toute autre source à la formation de l'esprit critique. Ce n'est manifestement pas le cas, et pas seulement depuis l'apparition d'Internet. Dans les faits, le monopole épistémologique du corps professoral est entamé depuis plus de cinq siècles.
Où l'on voir revenir l'analogie naïve entre passage à l'imprimerie et passage au numérique...Pour les besoins de ma thèse, j'ai été amené à lire un ouvrage très intéressant d'Elisabeth Eisenstein sur la naissance de l'imprimerie (il ne s'agit pas de The Print as an Agent of Change, mais d'une version synthétisée plus récente, The Printing Revolution in Early Modern Europe). Elle revient en détail sur les conséquences scientifiques et académiques de l'imprimé. Elle insiste notamment sur le fait que, pouvant accéder beaucoup plus aisément que leurs prédécesseurs à la connaissance écrite, les savants des XVIe et XVIIe siècle se sont très rapidement émancipés de la tutelle de leurs aînés. En quelques années à peine, grâce à ses lectures, Kepler en remontrait à ses enseignants.
C'est ce que je disais... Une vraie tarte à la crème.Cette révolution épistémologique de l'imprimé s'apparente beaucoup à celle du numérique.
Comme c'est heureux pour Wikipédia !On a un peu tendance à l'oublier, mais l'introduction des presses s'est initialement traduit par un déclin général de la qualité des publications. Cherchant avant tout à rentabiliser leur investissement, les imprimeurs accordaient un soin minimal à l'état du rendu typographique (qui comporte un nombre incalculable de coquilles). Ils n'hésitaient pas à réaliser eux-même, des compilations de faits supposés scientifiques qui reprenaient tous les on-dits possibles et imaginables. Par comparaison, les copistes témoignaient d'une éthique professionnelle bien supérieure qui faisait de leurs écrits des objets beaucoup plus exploitables pour la connaissance scientifique.
Seulement, rapidement cette situation s'est radicalement inversée. En donnant à voir à un large public des informations autrefois faiblement disséminés, les imprimeurs s'exposaient bien plus à la critique — ce qui facilitait d'autant les corrections éventuelles. L'imprimé progresse indéfiniment grâce au principe du feedback : des spécialistes communiquent leurs réclamations, voire s'investissent dans l'édition des œuvres. Le géographe Ortelius en vient ainsi à publier en annexe de ses cartes une longue listes des contributeurs et correcteurs qui s'apparente, dans une certaine mesure, à un historique de Wikipédia.
Enfin "qui s'apparente dans une certaine mesure" bien peu finalement. Car il y a bien un "géographe" ayant une autorité disciplinaire qui signe son œuvre et valide, sélectionne d'éventuelles corrections : c'est bien le travail d'un seul. De plus Wikipédia ne demande aucune compétence ou autorité à ses contributeurs le plus souvent anonymes, parfois de simples ip dans l'historique. De plus l’œuvre d'Ortelius a bien été arrêtée et finalisée tandis qu'une page Wikipédia peut être modifiée indéfiniment, dans le bon sens comme dans le mauvais. C'est ce que j'appelle le savoir "glissant".
Il fallait y penser : je suis un obscurantiste du Moyen-Âge ! Et c'est sans doute en recopiant des choses fausses sans les comprendre que Kepler est devenu un grand savant.L'inquiétude de Loys est finalement peut-être un peu celle des enseignants de Kepler.
Un élève de seize ans peut produire un "contenu comparable à ce qu'ils trouvent dans la littérature académique" ?De nombreux contributeurs de Wikipédia ont l'âge de ses élèves. Cela ne les empêche pas de maîtriser rapidement les règles de rédaction encyclopédique et de produire des contenus de qualité comparable à ce qu'ils trouvent dans la littérature académique.
Je serais très curieux de voir ça : un exemple ? Le problème, c'est que ce sera difficile à démontrer, étant donné le caractère collaboratif de Wikipédia.
Nous y revoilà : en vertu du contresens de départ de l'article, l'enseignement est de nouveau réduit à un seul de ses aspects : la connaissance, elle-même réduite d'ailleurs à l'information...Le monopole professoral risque fort d'être, une fois de plus, entamé.
Mais la réflexion logique, Wikipédia l'enseigne ?
La culture littéraire, fondée sur une vraie lecture des œuvres, Wikipédia y contribue (avec ses mauvais résumés d’œuvres pompés par des générations d'élèves) ?
L'autonomie de pensée, avec le recours systématique aux premiers résultats de Google, où l'on trouve invariablement... Wikipédia, Wikipédia y conduit ?
De ce point de vue, le "monopole professoral" (vieille lune bourdieusienne dont on constate aujourd'hui les effets dévastateurs dans l'enseignement) est loin d'être entamé. A vrai dire, il aurait même tendance à se renforcer, à cause en partie de la servitude au web, et de la médiocrité qu'il propose.
Et - croyez-moi - nous n'avons aucune raison de nous en réjouir.
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