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"Les privatisations de l’éducation" (Revue internationale d'éducation de Sèvres)
- Loys
- Auteur du sujet
Les privatisations de l’éducation
n° 82, décembre 2019
Les processus de privatisation « en » éducation et « de » l’éducation concernent désormais la plupart des pays du monde.
Dans un contexte de mondialisation et d’internationalisation accrues des systèmes éducatifs, la mise en œuvre, ces dernières décennies, de mesures spécifiques de privatisation, le développement d’un secteur marchand de l’éducation, mais aussi des évolutions sociétales de fond concernant les notions d’individualisme et d’individu interrogent d’une nouvelle manière les enjeux liés aux privatisations.
La promotion des intérêts privés est-elle compatible avec un processus d’éducation ? Induit-elle irrémédiablement, par exemple, une conception utilitariste de l’éducation ? Quel est son impact sur les nouvelles générations et leur capacité à faire société ? Finalement, les privatisations en cours de l’éducation en changent-elles la nature ou ne s’agit-il que d’une différence de modalité d’organisation ou de gouvernance ?
Pour répondre à ces questions, ce dossier rassemble les contributions de treize chercheurs en éducation, spécialistes mondiaux réputés ou auteurs d’enquêtes pionnières dans leur
domaine, dont les travaux permettent d’envisager une grande diversité de cas (Angleterre, Chili, Côte d’Ivoire, États-Unis, France, Inde, Suède). Il met également en évidence des problématiques transversales à de nombreux pays, comme le développement du soutien scolaire privé en Asie ou les stratégies mises en œuvre par des entreprises privées pour influencer les politiques éducatives.
Quelle que soit la définition retenue, tous les auteurs soulignent la croissance sans précédent de la privatisation ces dernières années. Illustrer cette diversité est l’un des objectifs majeurs de ce dossier qui donne à voir trois principales formes de privatisation, non exclusives et clairement liées les unes aux autres : une privatisation par le biais de politiques publiques spécifiques, une privatisation par le marché et une privatisation par une prise en compte croissante d’aspirations et d’intérêts individuels privés.
DossierDOSSIER
Coordination : Thierry Chevaillier, Xavier Pons
Les privatisations de l’éducation
Introduction
Les privatisations de l’éducation : formes et enjeux
Thierry Chevaillier, Xavier Pons
Après avoir rappelé la problématique de ce dossier de la Revue internationale d’éducation de Sèvres et stabilisé certaines définitions, cette introduction distingue trois formes principales de privatisation à l’œuvre dans les nombreux systèmes éducatifs couverts par les contributeurs à ce numéro (Angleterre, Chili, Côte d’Ivoire, États-Unis, France, Inde, Suède, systèmes asiatiques) : une privatisation par le biais de politiques publiques spécifiques, une privatisation par le marché et une privatisation par une prise en compte croissante d’aspirations et d’intérêts individuels privés. Elle pointe ensuite les enjeux démocratiques majeurs de cette croissance protéiforme des modes de privatisation de l’école, qu’ils soient d’ordre éducatif ou politique, comme la nécessaire régulation de domaines d’activité dont l’autonomisation croissante peut s’avérer problématique.
Un examen des stratégies d’influence politique du secteur privé sur l’éducation
Clara Fontdevila, Antoni Verger
Un nombre croissant d’études montre que les acteurs du secteur privé jouent un rôle de plus en plus important dans le processus d’élaboration des politiques éducatives, la plupart du temps en lien avec la progression de l’agenda de la privatisation. Mais les recherches sur les stratégies mobilisées par les acteurs privés demeurent trop peu systématiques et fragmentaires. S’appuyant sur les résultats d’une revue de littérature, cet article identifie quatre stratégies émergentes déployées par le secteur privé dans les processus d’élaboration des politiques éducatives, à savoir : la mobilisation du savoir, la mise en réseau, le soutien aux organisations de terrain et le financement de projets pilotes. Nos résultats suggèrent que le secteur privé s’engage dans des formes de plus en plus subtiles de plaidoyer politique, tout en diversifiant dans le même temps les formes de capital qu’il mobilise à cette fin.
La privatisation par le marché dans l’éducation chilienne : concepts, politiques et conséquences
Cristián Bellei
La privatisation comme politique éducative peut renvoyer à des initiatives diverses et s’appliquer à des logiques et à des objectifs différents. Cet article propose une approche conceptuelle afin d’analyser ces politiques et démontre que la privatisation dans le cadre de politiques de marché éducatif est un cas particulier. L’exemple chilien est ensuite ana- lysé comme un exemple paradigmatique de privatisation éducative sous une logique de marché, en décrivant les politiques qui y ont été menées, leurs effets au niveau des écoles et du système éducatif, et leurs conséquences sur le choix des écoles par les familles. L’article conclut par une réflexion sur l’extrême difficulté de renverser ce processus.
Privatisation et logique marchande dans l’éducation aux États-Unis
Christopher Lubienski, T. Jameson Brewer, Jin Ah Kim
Les lignes de faille traditionnelles entre secteur public et secteur privé continuent de tra- verser le système scolaire des États-Unis, dans un contexte marqué par des préoccupations de nature constitutionnelle et par de profondes questions philosophiques ayant trait au but de l’éducation et à la manière dont elle doit être assurée. Généralement, la pénétration de la logique de marché dans l’éducation s’est appuyée sur une conception réinventée de cette dernière – qu’elle a, par voie de conséquence, renforcée –, en la faisant passer d’un statut de bien public ou commun à un bien individualisé. D’où le fait que les établissements scolaires se font concurrence pour cette marchandise sur un marché de l’éducation dont les clients sont les élèves. Une analyse plus nuancée de la « privatisation de l’éducation » révèle que c’est en fait la privatisation de la décision en matière de politiques publiques qui a conduit à l’adoption d’une logique de marché et à la privatisation du « but » de l’éducation – autant de forces motrices puissantes dans les réformes éducatives aux États-Unis.
L’éducation en Suède, un secteur d’activité rentable
Lisbeth Lundahl
Au début des années 1990, la Suède a opéré un changement radical vers un système éducatif fortement décentralisé et tourné vers le marché, qui visait à améliorer la qua- lité et l’efficacité de l’éducation en termes de résultats et de coûts. Les résultats de ces réformes sont toutefois décevants : ils montrent des résultats scolaires qui diminuent en moyenne au fil du temps et dans les comparaisons internationales, ainsi que la hausse de la ségrégation scolaire. Des données détaillées sur les aspects économiques font néanmoins défaut. Des efforts ont été déployés afin d’atténuer ces évolutions négatives, en renforçant notamment le contrôle et l’évaluation par l’État, mais les principales caractéristiques du système éducatif mis en place dans les années 1990 restent en grande partie inchangées. Cet article décrit brièvement la privatisation et la commercialisation de l’offre éducative en Suède à partir du début des années 1990. Une interrogation centrale porte sur la manière dont ce changement exceptionnellement rapide et d’une portée considérable a été activement et constamment défendu depuis lors.
La privatisation de l’éducation dans le système scolaire anglais
Anne West
En Angleterre, le secteur privé intervient de manière significative dans l’enseignement scolaire financé par l’État. Ce qui apparaît clairement comme une « privatisation » sou- lève des problèmes en matière de reddition de comptes au public, de coûts pour la collectivité et de transparence de l’information. Après une brève présentation de l’évolution du système éducatif anglais, les sections suivantes analysent, en s’appuyant sur la littérature existante et sur l’étude des documents publiés, trois types de privatisation : les academies, l’externalisation et les partenariats public-privé.
De la privatisation à la marchandisation de l’éducation en Côte d’Ivoire
Zamblé Théodore Goin Bi, N’guessan Claude Koutou
Pour répondre à une demande de scolarisation sans cesse croissante, l’État ivoirien a sollicité le secteur privé pour l’aider à remplir sa mission d’éducation et de formation de la jeunesse, en particulier dans l’enseignement secondaire. Cet article propose un état des lieux du système éducatif privé en Côte d’Ivoire, en s’appuyant sur une enquête mixte menée dans deux régions. Les résultats indiquent que le partenariat public-privé est indispensable pour atteindre les objectifs de scolarisation. Cependant, dans les quartiers modestes et défavorisés, les établissements privés n’offrent pas de conditions suffisantes pour un enseignement de qualité. La plupart des enseignants, peu qualifiés et sous-payés, n’ont pas reçu de formation initiale. Pour minimiser les coûts, les promoteurs privilégient des contrats précaires et réduisent les investissements dans les achats d’outils didactiques et pédagogiques de qualité.
Privatisation et évolution du paysage éducatif indien
Meera Samson
Cet article examine l’évolution du rôle des acteurs privés dans le secteur éducatif en Inde, depuis deux décennies. L’article s’intéresse d’abord aux groupes privés qui gèrent leurs propres établissements, puis aux acteurs privés apportant leur contribution aux établissements publics. Il s’agit essentiellement d’organisations à but non lucratif créées ou financées par des organisations à but lucratif. Ces groupes ont désormais la possibi- lité de conclure des partenariats avec le gouvernement afin de gérer les établissements publics, bien que ce phénomène reste encore relativement limité. L’auteure invite à réflé- chir à l’impact que les formes actuelles de privatisation peuvent avoir sur l’éducation des enfants et sur la société indienne dans son ensemble.
Une privatisation par défaut : expansion et enjeux du soutien scolaire privé en Asie
Mark Bray, Wei Zhang
Alors que certaines formes de privatisation reflètent des décisions prises sciemment par les pouvoirs publics de transférer les équilibres du secteur public au marché, l’expansion du soutien scolaire privé transfère ces équilibres par défaut. La croissance de ce secteur constitue une réponse aux demandes des élèves et de leurs familles ; elle procède aussi d’initiatives entrepreneuriales émanant d’entreprises, d’enseignants et de prestataires informels. Du point de vue du système scolaire formel, le soutien scolaire privé n’est pas simplement une activité complémentaire qui avancerait sur des rails parallèles aux siens. En effet, le soutien scolaire influence certains pans du système éducatif dans lesquels il s’infiltre. À vrai dire, cette forme de privatisation par défaut a des conséquences pro- fondes sur les systèmes scolaires et, au-delà, sur le développement économique et social. Cet article met certes l’accent sur l’Asie, mais les messages qu’il porte sont pertinents dans le monde entier.
Dilemmes et défis de l’État éducateur face au développement de l’instruction en famille en France
Philippe Bongrand
Le développement récent de l’instruction en famille en France, bien qu’il ne concerne que des effectifs très marginaux, constitue un cas exemplaire pour examiner comment l’action publique peut modeler un phénomène de privatisation de l’éducation. En l’es- pèce, la posture de l’État et sa portée sont ambivalentes : en reconnaissant cette forme privée, l’État lui donne une dimension publique ; il la médiatise, mais sous une forme dépréciative ; il l’administre, mais sous une forme minimale, resserrée sur la fonction de contrôle des populations. Ne souhaitant pas encourager l’instruction en famille, l’État esquisse ainsi à son sujet une action publique comme malgré soi. Cette tension soulève la question, pendante, de savoir si cette forme particulière d’étatisation de l’instruction ne pourrait engendrer une forme particulière, et spécifiquement défiante, de socialisation à l’État.
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