Ou le piège du clivage gauche-droite à l'école
L'opposition des "républicains" et des "pédagogistes" à l'école correspond-elle au clivage droite-gauche ? C'est hélas trop souvent ce qu'on voudrait nous faire croire.
Pour caricaturer les opposants à la suppression des notes, Rémi Noyon vient de publier, avec le concours de l’historien Claude Lelièvre, un billet assez amusant dans « Rue 89 »1, en forme de parallèle historique imaginaire où il prend, non sans ironie, la plume d’un journaliste conservateur du « Figaro » en 1969.
On pourrait certes lui reprocher de confondre le principe de la notation et celui du classement (on peut parfaitement noter sans classer et on peut parfaitement évaluer par compétences et classer) ou de railler la prétendue « chute du niveau », complainte rituelle des “déclinistes”, sans s’interroger sur la réalité objective de cette chute dramatique ni sur la contradiction qu’il y aurait à vouloir réformer à ce point l’école si tout allait si bien.
Mais le principal mérite de l’article est de mettre en lumière, malgré lui, quelque chose de bien plus profond.
Son esprit général en effet suppose, derrière l’ironie, que la suppression des notes est au fond un progrès s'inscrivant dans une longue liste de progrès pédagogiques (dont on peut quelque peu douter compte tenu de l'état de l'école aujourd'hui, après des décennies justement de progrès pédagogiques). L’article dessine ainsi une nette opposition droite-gauche, bien marquée et rassurante, la droite étant bien entendu conservatrice, voire réactionnaire (De Gaulle, le Snalc, « Le Figaro », Luc Ferry, la « domination des bourgeois ») et la gauche bien entendu progressiste (mai 68, les « sociologues marxisants », le Sgen-CFDT, syndicat si réformiste qu'il est même en avance même sur sa propre base !).
Dans une veine plus inspirée encore on a pu lire récemment, sous la plume d’un éditorialiste du « Point », que « l’abolition des notes » (sic) s’inscrivait dans la une longue suite de progrès (la liste en est un peu chaotique) « comme l'abolition des sacrifices humains, comme l'abolition de la peine de mort, comme l'abolition de l'esclavage, comme le droit de vote des femmes, comme l'abolition des châtiment corporels »2.
La majorité des français étant à une écrasante majorité (74% selon un sondage de l’Ifop3) opposée à la suppression des notes, il est vrai que cette opposition ne peut être, par conséquent, que de droite. On comprend avec quelle facilité (et quel malin plaisir) un parti d'extrême-droite et son collectif de professeurs patriotes prétendent désormais défendre l'école républicaine et surtout récupèrent cette manne électorale, comme le premier l'a fait précédemment avec la laïcité.
Sans doute faut-il relire le texte éclairant du facétieux Michel Delord, professeur de mathématiques (« Le général de Gaulle est le premier “pédagogiste” »), qui démontre que le dévoiement de la pédagogie ne tire pas nécessairement ses origines de mai 68, précisément : en vérité, de Gaulle a moins cédé à la « pédagogie gauchisante »… qu'il ne l'a impulsée lui-même !
Sans doute faut-il également observer que des personnalités d'une gauche bien ancrée à gauche4 condamnaient également la « diversion » de la suppression des notes, en soulignant avec véhémence la continuité de la « logique libérale » de la politique éducative des gouvernements de droite et de gauche successifs : le socle commun et le principe de l'évaluation par compétences n’ont-ils pas été mis en place sous le gouvernement de François Fillon, contribuant de manière décisive à la disparition des notes en primaire ? D'ailleurs le Snalc, syndicat rétrograde honni, ne s'est-il pas déclaré « proche » du volet éducation du parti de gauche en 20125 ?
Comme on le voit, les choses sont un brin plus compliquées. On comprend mieux pourquoi des penseurs de gauche comme Jean-Claude Michéa (L’Enseignement de l’ignorance) ou Michel Onfray6, pour peu qu’ils défendent l’école républicaine ou fassent le constat des ravages du constructivisme pédagogique et dénoncent une reproduction sociale plus marquée que jamais, se voient soudainement taxés de philosophes réactionnaires. On a pu ainsi lire récemment, dans un article du « Café pédagogique » qui se lamentait d'une opinion publique réticente face aux dérives pédagogiques, que « dans un pays de gauche on remplace les notes par une autre évaluation plus formative »7 : il n'y a donc qu'une et une seule façon d'être de gauche.
En vérité l'opposition des "républicains" et des "pédagogistes" n’est pas superposable au clivage binaire droite-gauche. Les réformistes et les conservateurs appartiennent aussi bien à l’une qu’à l’autre, la continuité de l’action ministérielle à l’Éducation nationale, conjointement avec des syndicats réformistes minoritaires, en témoigne assez, de même que le vote enseignant, électorat naturel du PS qui s'en détourne depuis plus d'une décennie.
Finalement, en suivant Claude Lelièvre qui est moins « historien de l'éducation » que véritable militant politique, puisque engagé en 2012 dans la rédaction du programme éducatif de François Hollande, fidèle soutien du PS et promoteur actif des nouvelles pédagogies, Rémi Noyon se fait lui aussi – sans doute malgré lui – le relais de la pensée ministérielle sur l'école, qu’elle soit de gauche… ou de droite.
Comme nous l'avons vu, pour ceux qui empêchent une vraie réforme de l’école à l'aide des mesures ne faisant que masquer ou précipiter encore son naufrage, vouloir restaurer une simpliste lutte des classes est un moyen bien commode pour discréditer tout discours contradictoire, réduit à un odieux conservatisme.
Peut-être en effet ne faut-il rien conserver de l'école.
Et, pour reprendre l'expression ironique de Rémi Noyon, peut-être que la « pédagogie gauchisante » n’est précisément pas une vraie et authentique pédagogie de gauche. Elle n’en a, en effet, que l'apparence.
Edition de l'article le jour même : difficile de considérer Rémi Noyon comme un « fidèle » relais de la pensée ministérielle : il est l'auteur d'une enquête de terrain assez désenchantée sur l'iPad dans les collèges de Corrèze... dont je recommande chaudement la lecture : dont acte !
Notes
[1] « Notes à l’école : 1969, de Gaulle cède « à la pédagogie gauchisante » » par Rémi Noyon dans « Rue 89 » du 2 décembre 2014.
[2] « Oui, il faut abolir les notes à l'école ! » par Idriss J. Aberkane dans « Le Point » du 23 octobre 2014.
[3] Ifop, « Les Français et l’éducation » (juin 2014)
[4] « C’est écrit : Najat Vallaud-Belkacem déconstruit la finalité de l’Ecole ! » par François Cocq (Parti de gauche) sur son blog du 2 décembre 2014.
[5] « Le Snalc croit plus en Mélenchon qu’en Sarkozy » dans « Marianne » du 14-20 janvier 2012.
[6] Sur "France Inter" du 12 septembre 2014, Michel Onfray :
« Je pense qu’on peut, surtout quand on est de gauche, il faire un droit d’inventaire de ce qui s’est passé ou de ce qui ne s’est pas passé dans les années soixante-dix, notamment avec la responsabilité des philosophes les René Schérer, les Deleuze, les Foucault, Vincennes, etc. La disparition des notes, la disparition des copies, la disparition des profs (les élèves pouvant devenir prof), etc, etc. On peut faire une critique de ces choses-là surtout quand on est de gauche. Moi je suis le fils d’un ouvrier agricole et d’une femme de ménage. L’École m’a permis de m’en sortir. L’École républicaine, parce qu’on apprenait à lire, à écrire, à compter et à penser dans l’école républicaine. Ce n’est plus le cas. C’est-à-dire que le gamin d’aujourd’hui, qui est fils d’ouvrier agricole et de femme de ménage, il ne s’en sortira pas avec l’école comme elle fonctionne. Parce que c’est une école qui a décidé qu’il était réactionnaire apprendre à lire, à écrire, à compter, etc. Et on nous dit : il faut maintenant apprendre à trier ses ordures, il faut apprendre à être un éco-citoyen responsable, il faut apprendre la théorie du genre, il faut apprendre à être programmateur informatique.
[…] Il faudrait que ce soit dit, et surtout à gauche. Je pense qu’il y a eu en effet une inversion des valeurs. Nietzsche disait d’ailleurs qu’il fallait protéger les forts des faibles. Il y a eu une espèce d’inversion avec mai 68 qui faisait que les élèves avaient peur des profs et aujourd’hui ce sont les profs qui ont peur des élèves. Il y a simplement une espèce de moment délirant où on arrive à ne plus pouvoir noter parce que noter c’est fasciste. Et on sait très bien que de toute façon, si la discrimination ne se fait pas avec le talent, le mérite Républicain, ça se fera avec le piston. Tout le monde aura des diplômes, mais tout le monde n’aura pas un poste. N’auront de postes que les gens qui seront pistonnés par papa et maman. C’est à dire que d’une part on refuse la sélection, d’autre part, en refusant cette sélection qui serait républicaine, on permet une sélection qui est celle du piston et des copains et des coquins. Et on augmente les inégalités et on fait de telle sorte que les pauvres et fils de pauvres resteront pauvres et fils de pauvres. »
[7] « Cours Najat, la France réac est derrière toi ! » par François Jarraud dans le « Café pédagogique » du 27 novembre 2014.