Six méthodes éprouvées depuis une décennie
Comment justifier de ne pas revaloriser les carrières enseignantes quand – tout le monde le sait – les salaires statutaires (de base) des enseignants français connaissent une forte dégradation depuis plusieurs décennies ? Voici six méthodes très efficaces pour relativiser (ou laisser relativiser) cette dégradation.
Vous êtes un ministre bien embêté. Comment justifier de ne pas revaloriser les carrières enseignantes quand – tout le monde le sait – les salaires statutaires (de base) des enseignants français connaissent, au contraire de ceux des enseignants de l'OCDE1, une forte dégradation depuis plusieurs décennies (dégradation qui n’est sans doute pas étrangère, en plus de certaines difficultés spécifiques du métier, à la crise de recrutement et même des vocations), au point que l'appartenance des enseignants à la catégorie A de la fonction publique semble aujourd'hui totalement dépourvue de sens2 ?
Malgré des études de niveau master, couronnées par un concours difficile, les enseignants français gagnent en moyenne moins que n’importe quel diplômé de l’enseignement supérieur3.
Comme ministre, vous pouvez certes compatir, ce qui sera toujours mieux que d'en rire. Mais, afin de gagner utilement l’opinion publique à votre cause, voici six méthodes très efficaces pour relativiser (ou laisser relativiser) cette importante dégradation et cette médiocrité des salaires des enseignants français.
Après tout, ce n'est pas comme si l'école était quelque chose d'importante pour notre société !
1. Confondre premier et second degrés avec le supérieur
Vous pouvez, bien sûr, opposer premier et second degrés, ou certifiés et agrégés mais le plus efficace est encore de présenter des « fuites » ou des « écarts cachés »4 sur « les salaires des enseignants » en y adjoignant sans distinction les salaires des enseignants du supérieur (agrégés en classes préparatoires avec des étudiants, ou bien détachés dans le supérieur, ou bien professeurs de chaire supérieure) : les salaires les plus élevés « des enseignants » paraissent dès lors scandaleusement hauts : « Un [professeur] a gagné 9.400 euros nets en décembre ! »
Culotté, c'est vrai : un peu comme si on réfléchissait au salaire des journalistes en se fondant sur les 0,1 % des trente cinq mille journalistes de France qui gagnent plus de 40.000€ par mois5 !
2. Utiliser un trompe-l’œil en début de carrière
Autre possibilité. La médiocrité des salaires en début de carrière devenant un peu trop criante dans les évaluation internationales, revaloriser non pas les carrières mais les débuts de carrière uniquement, quitte à rogner largement la progression de carrière de ces mêmes enseignants par la suite : à vrai dire, qui s'en rendra compte, à part eux-mêmes ?
C’est ainsi que les salaires statutaires des enseignants français en tout début de carrière ont été rendus un peu plus présentables au cours de la décennie écoulée : au collège par exemple, l’écart avec la moyenne (avec la moyenne seulement) des pays de l’OCDE a été réduit de 14% à 6% en dix ans, et la France est fièrement passée devant la Slovénie et la Grèce6.
Bonne manière de faire oublier – à peu de prix – la très médiocre réalité des salaires des enseignants français pendant toute le reste de leur carrière : au collège, par exemple, les salaires en milieu de carrière n’ont cessé de baisser pendant la même décennie et sont désormais inférieurs de 20 % à la moyenne (à la moyenne seulement) des pays de l’OCDE7.
En milieu de carrière, les enseignants français de collège sont aujourd'hui à peine mieux payés que les enseignants chiliens et moins bien payés que les enseignants mexicains.
3. Masquer la dévalorisation générale avec « l’évolution individuelle »
Pour occulter la saisissante dégradation des salaires à échelon équivalent, vous pouvez adopter, comme le ministère de l’Éducation nationale depuis 20188, une méthode innovante permettant de renverser la perspective, en présentant non plus l’évolution du salaire des enseignants, mais « l’évolution individuelle » de chaque enseignant, lequel, malgré l’érosion des salaires, bénéficie en effet d’une progression de carrière.
Certes chaque professeur progresse bien moins, mais il progresse et c’est la preuve que les salaires ne baissent pas. Astucieux, non ?
4. Prendre pour référence « les qualifications les plus élevées »
Vous pouvez aussi changer de méthodologie statistique : depuis 2016, l’OCDE ne prend ainsi plus en compte les salaires statutaires dits « au sommet de l'échelle » en se fondant sur les « qualifications typiques » mais désormais sur les « qualifications les plus élevées ». Sont désormais pris comme référence en fin de carrière les salaires correspondant au statut (agrégé) et à l’avancement (échelon) les plus élevés, ne concernant donc qu’une petite fraction des enseignants. D'une année à l'autre, les salaires statutaires « au sommet de l'échelle » ont ainsi artificiellement bondi de 12% dans l'Union Européenne et de 26% en France !
Les débuts de carrière ayant un peu comblé leur retard (cf supra 2), les fins de carrière paraissent désormais mirifiques : de quoi donc pourraient désormais se plaindre les enseignants ?
5. Présenter des salaires « effectifs » incluant des cotisations obligatoires
Autre nouveauté, qui a eu son petit succès à la rentrée 2019 : prendre pour référence l'OCDE et ses « salaires effectifs »9 (affichés tels quels dans plusieurs médias français alors qu'ils sont présentés par l'OCDE en parité de pouvoir d'achat).
Qui donc songera que ces salaires effectifs (et non plus statutaires) incluent un travail accru de la part des enseignants (indemnités, activités périscolaires, école ouverte, heures supplémentaires10) précisément pour compenser (au moins en partie) des salaires statutaires devenus très médiocres ?
Mais le plus ingénieux est que ces salaires « réels » ou « effectifs » n’ont à la vérité... rien de réel ou d’effectif puisqu’ils incluent également les différentes cotisations (contributions sociales et cotisations retraite, soit plus de 20%11), lesquelles ne sont en rien « virées sur les comptes en banque des enseignants »12.
C'est laisser croire que les enseignants français gagnent donc autant que leurs voisins... parce qu’ils cotisent plus : amusant, non ? Et effet garanti chez certains journalistes, s'étonnant moins de l'incohérence évidente de ces chiffres que de leur montant miraculeux : « Non, les profs ne sont pas mal payés ! »13
6. Faire passer une prime pour une augmentation
Dernière méthode : faire passer pour une augmentation une simple prime (comme la « prime d'attractivité » de 2021 et 2022 pour les enseignants ayant le moins d'ancienneté cf méthode 2), alors qu'une prime, par définition précaire, n'est précisément pas une augmentation de salaire : c'est même la meilleure façon de ne pas augmenter les salaires. De fait, la prime annoncée par le ministre à la veille de la rentrée 2021 ne couvre pas même la moitié du pouvoir d'achat perdu depuis l'arrivée au pouvoir du ministre en 2017 avec le gel du point d'indice de la fonction publique (dans la continuité de la décennie écoulée) : la prime réduit seulement cette perte, et seulement pour certains professeurs.
Mais peu importe si le décrochage continue : dans la presse et pour la rentrée des enseignants, on titre sur « une hausse pour les profs », une « revalorisation », « des augmentations » pour « le salaire des enseignants »18 ? Quels chanceux, ces enseignants !
Mission accomplie !
Et plein d'autres idées créatives...
Vous pouvez vous gargariser de la moindre augmentation en dizaines ou en centaines de millions d'euros, même si, rapportée à un près d'un million d'enseignants, elle est dérisoire. Vous pouvez également créer un « observatoire des rémunérations » ou bien exprimer le souhait public que tous les enseignants gagnent au moins 2.000€ pour faire oublier qu’un tiers d’entre eux gagnent moins que ce montant et que vous développez activement le recrutement de professeurs contractuels sous-payés et sans aucune perspective de progression de carrière.
Et si ces toutes ces petites astuces ne suffisent pas à livrer les malheureux enseignants de l'Ecole française à la hargne populaire, ou du moins à semer le doute dans l'opinion publique, vous pourrez toujours compter, si ce n'est sur leur bienveillance, du moins sur le peu de compétence des plus grands médias.
Quelques exemples au hasard : « Le Grand Journal » confondant en 2014 le salaire brut et le salaire net des enseignants du primaire14, « Le Monde » confondant en 2015 les salaires en milieu et en fin de carrière (et enrichissant fabuleusement les enseignants du primaire)15, « Le Figaro Live » confondant en 2019 la France et la Belgique francophone et surestimant les salaires de fin de carrière des enseignants du secondaire de 41%16, « RMC » soutenant en 2019 que les enseignants français sont « mieux payés à quinze ans d'ancienneté »17 alors que c'est tout le contraire (cf méthode 2) etc etc.
Un conseil pour une information gratuite, un peu plus critique et documentée : suivez « La Vie moderne » !
Article édité le 15 septembre 2019 (mention de la catégorie A).
Article édité le 26 août 2021 (méthode 6).
Notes
[1] OCDE, Regard sur l’éducation 2015, D. 3. 5a. Dans l’Union européenne, entre 2000 et 2013, les salaires des enseignants du primaire, par exemple, ont progressé de 12,4 %. En France, ils ont baissé de 10,5 %.
On peut, en regard, consulter l’évolution du point d’indice de la fonction publique depuis vingt ans :
[2] DEPP, Bilan social de l'enseignement scolaire 2017-18, tableau 5.2. Le bilan social du ministère faisait état pour les personnels de catégorie A non enseignants (19% de primes) d'un salaire moyen en 2016 supérieur de 35% aux salaires des personnels de catégorie A enseignants (12% de primes) dans l’Éducation nationale.
[3] OCDE, Regard sur l’éducation 2019, « Figure D3.1. Lower secondary teachers' salaries relative to earnings for tertiary-educated workers (2017) ». Malgré leur master et le concours, les salaires effectifs (cf supra 5) des enseignants n’atteignent que 88 % du salaire des diplômés de l’enseignement supérieur, tous niveaux de qualification confondus.
[4] « L’édito éco » de Dominique Seux sur « France Inter » du 26 juin 2012 : « Salaire des profs : un proviseur parle »
« Précision : il s’agit d’un lycée non parisien, avec des filières générales, technologiques et professionnelles, quelques BTS et quelques petites « classes prépa ». Bref, un lycée normal, avec, quand même, pas mal d’agrégés. […] C’est ce qui frappe. Sur l’ensemble des enseignants de ce lycée, une vingtaine gagne moins de 2.000 euros par mois, le gros des troupes à plus ou moins 3.000 euros. Mais une trentaine dépasse 3.500 euros nets, une quinzaine 4.000. Certains mois, une dizaine dépasse 5.000. Un a gagné 9.400 euros nets en décembre ! »
Il est intéressant de constater que la part des salaires jugés très élevés en 2012 dans un "lycée normal" pour "le gros des troupes" est présentée sans contextualisation avec l'ancienneté (plus avancée en lycée, affectation souvent obtenue en fin de carrière), le statut (plus d'agrégés en lycée : environ un tiers des professeurs), le niveau d'enseignement (pour partie dans le supérieur : classes préparatoires, BTS).
De façon amusante, un billet de Dominique Seux apporte deux ans plus tard, dans une infographie instructive, un cinglant démenti statistique à ce trompe-l'oeil, les 10% de certifiés les mieux payés touchant... moins de 3.000€. Mais qu'importe, pour Dominique Seux c'est la preuve d'un nouveau scandale : les "écarts cachés" dans les "salaires des profs" !
« Les Échos » (blog) du 7 mai 2014 : « Salaires des profs : les écarts cachés révélés » par Dominique Seux.
[5] « LCI » du 20 décembre 2018 : « Profession disparate, salaires dispersés : combien gagnent vraiment les journalistes ? »
[6] En 2009, le salaire statutaire minimum des enseignants du premier cycle du secondaire était inférieur de près de 14% à la moyenne de l’OCDE : la France (OCDE, RSE 2011, D3. 1). En 2018, il était inférieur de 6 % (OCDE, RSE 2019, D3. 4)
[7] OCDE, Regard sur l’éducation 2018, Figure D3.2 « Lower secondary teachers’ statutory salaries at different points in teachers' careers (2017) ». On se souvient que la Cour des comptes s’était félicitée en 2017 de ce que « La revalorisation salariale significative des enseignants entre 2012 et 2017 a rapproché leur rémunération de la moyenne de l’OCDE » (voir notre billet du 8 octobre 2017 : « Ces chiffres que la Cour décompte… » )
[8] Note d'information de la DEPP n°18.25 - octobre 2018 : « L'évolution du salaire des enseignants entre 2015 et 2016 » : « les enseignants qui étaient rémunérés par le ministère de l’Éducation nationale l’année précédente ont connu, en moyenne, une évolution individuelle de leur salaire net d’environ 3,1%. »
Voir aussi Note d'information de la DEPP n°19.41 - novembre 2019 : « L'évolution du salaire des enseignants entre 2016 et 2017 » avec les « présents-présents » :
la DEPP a choisi une approche «individu» afin de rendre compte de la réalité des salaires perçus par les enseignants.
[9] OCDE, Regards sur l’éducation 2019, D3 « Actual average salaries of teachers »
Avec cette définition importante du « salaire effectif » que la plupart des journalistes n'ont pas lue :
[10] Note de la DEPP : "Les heures supplémentaires annualisées des enseignants : une pratique bien ancrée dans le second degré public" (n°33 octobre 2015). Un quart des enseignants effectuaient entre 2 et 5 heures supplémentaires en 2014-2015, et 3,4% des enseignants effectuaient même plus de 5 heures supplémentaires.
[12] « L’édito éco » de Dominique Seux sur « France Inter » du 11 septembre 2019 : « Salaires des profs, du nouveau »
[13] « Les Échos » du 11 septembre 2019 : « La moyenne des salaires des enseignants est plus élevée en France qu'ailleurs » : « C'est une énorme surprise qui ressort du rapport annuel de l'OCDE sur l'éducation publié ce mardi. Et c'est un pavé dans la mare, à l'heure où des discussions vont s'ouvrir entre syndicats et gouvernement sur le salaire des enseignants. »
Voir aussi « La Matinale LCI » du 11 septembre 2019 :
#Salaire : Non, les profs ne sont pas mal payés !
— La Matinale LCI (@LaMatinaleLCI) September 11, 2019
📺 Les explications de @fx_pietri dans votre #LaMatinaleLCI pic.twitter.com/h8tmQuwnMT
[14] « Le Grand Journal » du 15 octobre 2014 : Michel Apathie confond salaire net et salaire brut des enseignants du primaire.
15 « Les Décodeurs du Monde » du 12 mai 2015 : « Les enseignants français, les plus maltraités d’Europe ? ». Voir comment l’article a été corrigé après notre signalement.
16 « Le Figaro Live » du 10 janvier 2019 : « « Stylos rouges » : et maintenant, les profs ? ». Voir sur le forum.
17 « RMC » du 20 mars 2019 : « Faut-il revaloriser le salaire des enseignants ? ».
18 Voir la revue de presse dans la veille de LVM.