L’historien et l’apprentissage de la lecture au XXe siècle
Tout le monde s'entend aujourd'hui sur le constat d'une école moins efficace. Mais selon l'analyse des causes, les conclusions sont souvent bien différentes : en témoigne… l'exemple de la lecture.
Dans l’éternelle polémique sur ce qu’est devenue l’école, les procès en déclinisme semblent soudain passés de mode. Le ministre de l’Éducation nationale lui-même crie au « décrochage total » dans l’évaluation internationale PISA 20121 quand les résultats ne sont pas encore rendus publics.
Tout le monde s'entend aujourd'hui sur le constat d'une école moins efficace. Mais selon l'analyse des causes, les conclusions sont souvent bien différentes : en témoigne… l'exemple de la lecture.
Antoine Prost, historien de l’éducation et proche de certains syndicats dits progressistes2, fait ainsi partie de ceux qui, à la surprise générale, ont récemment « sonné le tocsin »3 sur la baisse du niveau.
Mais pour l’historien l’échec actuel ne peut s’expliquer par l’abandon de méthodes qui auraient peut-être autrefois fait leurs preuves.
L’âge d’or du certificat d’études ?
Dans un entretien récent4, l’historien a ainsi mis en cause l'efficacité de l'école d'autrefois dans l'apprentissage de la lecture :
Il faut revenir sur la glorification de l'école républicaine. Ce n'est pas vrai que tout le monde avait le certificat d'études. En 1940, la moitié d'une classe d'âge ne l'obtenait pas. Jean Zay dans ses instructions de 1938 mentionne que la majorité des élèves ne sait pas lire couramment à 10 ans.
A vrai dire personne n’a jamais songé à prétendre que tous les élèves obtenaient le certificat d’études primaires ni à « glorifier » d’une manière générale une école inégalitaire, souvent autoritaire et dont les manuels scolaires fleuraient bon le racisme et le sexisme ordinaires, chantaient les louanges du colonialisme ou exaltaient la germanophobie.
Non, il n’est ici question que d’une chose simple : l’apprentissage de la lecture.
Le certificat d’études primaires se passait pour les plus jeunes à onze ans, et jusqu’à treize ans, et ses exigences allaient bien au-delà de la simple « lecture courante ».
Certes la moitié d’une génération seulement l’obtenait mais est-ce à dire que l’autre moitié ne savait pas lire ?
Ajoutons qu'à cette moitié des élèves capables d'obtenir un certificat aux exigences élevées s'ajoutaient les nombreux élèves des petites classes des lycées qui ne se présentaient pas au certificat d'études primaires.
La lecture courante à la fin des années 1930
On le voit, pour Antoine Prost, cette école républicaine d’avant-guerre qui apprenait bien à lire n’est qu’un mythe parmi d’autres.
Malheureusement, pour le réfuter, l’historien de l’éducation s’appuie sur un seul et unique argument, à valeur d’autorité : une citation de 1938 de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale du Front populaire de 1936 à 1939, citation connue, que l’on retrouve un peu partout sur Internet, le plus souvent sans contexte : « Des constatations faites dans de nombreuses écoles, il résulte que la « lecture courante » n'est pas encore complètement acquise à dix ans par la moyenne des élèves »5.
Or Pierre Jacolino, professeur de français et membre du GRIP, est revenu au texte de Jean Zay et a démontré — dans une rigoureuse et passionnante étude accessible en ligne — que le jugement critique du ministre de l’époque ne s’appliquait pas à des élèves de CM2 comme l’affirmait hâtivement Antoine Prost sur « France Culture » en janvier 20136 mais à des élèves sortant des trois premières années d’apprentissage de la lecture à l’école et entrant donc en CM1, ce dont Antoine Prost donne finalement acte dans son dernier ouvrage7.
La remarque de Jean Zay ne visait pas à fustiger un faible niveau des élèves en lecture mais à remettre en cause le manque de progressivité de l’apprentissage de la lecture au primaire des programmes de 1923. Il n’a par ailleurs ni évoqué une « majorité » des élèves de CM1 (simplement la « moyenne des élèves »), ni des élèves qui ne « [savaient] pas lire couramment » mais des élèves pour qui « la lecture courante n’est pas encore complètement acquise », ce qui fait une petite différence.
Il est vrai que les élèves de CM1 avaient encore presque deux ans pour parvenir à une lecture courante « complètement acquise ». Jean Zay déplore d’ailleurs qu’existent encore au début de primaire supérieure quelques élèves « qui n'ont pas cette perception rapide et globale des mots et des phrases qui, seule, permet une lecture courante intelligente. » Ces élèves constituent donc une très faible minorité.
On le voit les propos de Jean Zay semblent quelque peu déformés. Impossible de conclure des Instructions que l’école de 1938 enseignait mal la lecture. Comme le conclut prudemment Pierre Jacolino :
Dès lors, le constat ne peut pas être celui d’une défaillance globale de l’apprentissage de la lecture. Pour un certain nombre d’élèves, en début de CM1, la lecture courante doit être « encore » travaillée, parce qu’il reste des mots, des expressions, des phrases sur lesquels ils buttent. Est-ce à dire qu’ils ne savent pas lire, ni même qu’ils ne savent pas bien lire ? Sans doute non.
Pourquoi dès lors Antoine Prost, dans ses interventions médiatiques, entretient-il l’ambiguïté ?
La lecture aujourd’hui
Si Antoine Prost s’en prend à un âge d’or de l’école qui n’a de toute façon jamais existé, c’est peut-être que malheureusement, en ce début de troisième millénaire, nous en sommes plus éloignés que jamais.
Ne reconnaît-il pas lui-même l’effondrement des compétences de lecture actuelles3 ?
« Le ministère a publié une synthèse des évaluations du niveau en CM2 de 1987 à 20078. Si le niveau est resté stable de 1987 à 1997, il a en revanche nettement baissé entre 1997 et 2007. Le niveau en lecture qui était celui des 10 % les plus faibles en 1997 est, dix ans plus tard, celui de 21 % des élèves. […] Le dernier numéro (décembre 2012) d'Education et formations, la revue de la direction de l'évaluation du ministère, présente une étude sur le niveau en lecture en 1997 et 2007 : la proportion d'élèves en difficulté est passée de 14,9 %, à 19 %, soit une augmentation d'un tiers. »
Une étude de la DEPP9 montre qu’en fin de CM2, 12,1 % des élèves ne maîtrisent pas les compétences de base en français en 2011. Si ce faible pourcentage semble finalement rassurant, c’est qu’il faut consulter ce que la DEPP considère comme une « maîtrise » de ces compétences, notamment la compétence suivante : « maîtriser partiellement l’automatisation de la correspondance graphophonologique »10, ce qui n’est pas sans rappeler la lecture « hésitante » de Jean Zay évoquant « un certain effort d’attention » toujours nécessaire au « déchiffrage des mots et des syllabes ».
Sauf que — en 1938 — Jean Zay parlait des élèves de CM1 et que, contrairement à la DEPP, il ne considérait pas une « maîtrise partielle » comme une « maîtrise » mais comme un échec relatif !
Les vraies raisons d’un naufrage
Pour expliquer l’effondrement, Antoine Prost met hors de cause la méthode globale mais fustige depuis les années 60 la « réduction du temps de travail des élèves », « un formidable gâchis »11 :
Soyons sérieux, nous prétendons vouloir que nos enfants apprennent plus et mieux et nous avons fait jusqu’ici tout ce qu’il fallait pour qu’ils apprennent moins, et moins bien. […] Nous avons organisé l’échec.
Mais comment se fait-il que les élèves apprennent « moins bien » ? Il est étonnant que l’historien de l’éducation ne fasse aucun rapprochement entre le naufrage constaté entre 1997 et 2007 et les nouveaux programmes de primaire de 1991 et de 2002 : les premières cohortes d’élèves ainsi formés ont quitté le primaire en 1996 et en 2007.
Antoine Prost, chargé de mission auprès de Michel Rocard en 1988, a pourtant été un témoin privilégié de la grande révolution pédagogique de « l’élève au centre du système » de 1989, de la création des IUFM, de l’entrée des nouvelles pédagogies dans les programmes (décloisonnement, interdisciplinarité, constructivisme, pédagogie de projet, valorisation de l’oral, langue vivante en primaire etc.).
A ce titre il convient de souligner que la réduction du temps de travail a dramatiquement affecté les horaires de français sur la même période, comme le rappelle le collectif « Sauver les lettres »12, au prétexte que le français pourrait s’enseigner dans toutes les disciplines.
De l’histoire comme outil
La comparaison d’Antoine Prost avec l’école des années 1930 servirait donc un but : démontrer que l’école d’avant la guerre était finalement aussi inefficace — s’agissant de l’apprentissage de la lecture — que l’école d’aujourd’hui, afin de relativiser son échec actuel. La citation de Jean Zay trouve ici sa véritable justification. Comment ne pas s’étonner de la schizophrénie qui consiste à alerter sur la baisse de niveau et en même temps à dédramatiser cette baisse ?
Et curieuse consolation — si l’on y réfléchit bien — que celle d’une école d’autrefois prétendument aussi inefficace que celle d’aujourd’hui.
Car, compte tenu de la débauche de moyens accordés à la mise en pratique des nouvelles pédagogies depuis un quart de siècle (programmes réécrits à plusieurs reprises, mise en place des cycles, création des instituts universitaires de formation des maîtres avec leurs cohortes de formateurs et de spécialistes en sciences de l’éducation etc.) on ne peut que s’affliger de ce qui s’apparente à une scandaleuse gabegie en même temps qu’une imposture : comment a-t-on pu ruiner un enseignement aussi simple, aussi élémentaire, au cœur et au fondement de l’école républicaine ?
Plus grave encore : les professeurs de collège et de lycée peuvent constater que l’apprentissage de la lecture courante n’est toujours pas acquis à la fin du collège, voire du lycée chez de nombreux élèves, notamment dans les établissements les plus défavorisés. Combien d’élèves en difficulté, parfois majeurs, voit-on ainsi à l’examen oral du bac ânonner un texte littéraire qu’ils ne comprennent fondamentalement pas — même en l’ayant longuement étudié en classe !
D’une manière plus rigoureuse et statistique l’étude internationale PISA de 2009 confirme que la compréhension de l’écrit n’est pas maîtrisée par 19,7% des élèves français de 15 ans.
Malheureusement on peut craindre que, à travers la citation de Jean Zay, cette instrumentalisation de la science historique ne soit d’une redoutable efficacité pour faire oublier les raisons du naufrage actuel puisqu’on trouve, par exemple sous la plume de Jean-François Julliard13, ce compte-rendu de lecture sarcastique :
« Au passage Prost règle leur compte à quelques âneries du « c'était-mieux-avant » : à l'école primaire de grand-papa, les trois quarts des élèves maîtrisent mal la lecture et l'histoire. Le collège était ultra-inégalitaire et le lycée payant jusqu'aux années 30 ! Ce qui n'empêche pas les rejetons de ces générations de nous faire aujourd'hui la leçon »
Le collège est aujourd’hui unique, le lycée est ouvert à tous ou presque et le baccalauréat obtenu par les trois quarts d’une génération. Qui peut croire sincèrement que le système éducatif français, en offrant cette réussite en trompe-l’œil et en ne faisant en réalité que démocratiser l’échec scolaire, est devenu plus égalitaire ?
Quelle espèce d’égalité peut-il bien y avoir aujourd’hui entre des élèves qui savent lire et des élèves qui ne le savent pas ?
Ne devrions-nous pas plutôt prendre exemple sur Jean Zay et considérer l’apprentissage au primaire de la lecture courante comme la pierre angulaire de tous les autres apprentissages ?
Pour reprendre l’ironie cruelle du « Canard », parmi les « rejetons de ces générations », il y a aussi ceux qui en ont largement bénéficié mais n’en ont pas moins créé, par idéologie, un système où les inégalités sont aujourd'hui et plus criantes et plus sourdes.
Notes
[1] « Les Échos » du 24 octobre 2013 : « Etude Pisa sur les résultats des élèves : Vincent Peillon promet le pire »
[3] « Le Monde » du 20 février 2013 : « Le niveau scolaire baisse, cette fois-ci c’est vrai »
[4] « Le Café pédagogique » du 10 octobre 2013 : « Réformer l'Ecole ? Entretien avec Antoine Prost »
[5] Jean Zay, Instructions (1938) :
« Les programmes de 1923 ont estimé que les élèves, après les trois premières années de scolarité, c'est-à-dire dès le début de la première année du cours moyen, doivent posséder complètement le mécanisme de la lecture. Ces vues exprimaient plutôt un idéal que la réalité. Des constatations faites dans de nombreuses écoles, il résulte que la « lecture courante » n'est pas encore complètement acquise à dix ans par la moyenne des élèves. Tant que les enfants en seront encore à la lecture hésitante, obligés de consacrer un certain effort d'attention au déchiffrage des mots et des syllabes, la lecture ne pourra pas être utilisée efficacement pour l'étude de la langue. Les maîtres estiment avec raison que les heures de lecture devraient être consacrées à lire et non à expliquer des mots ou des tournures. Cet exercice pratique de la lecture doit être poursuivi au cours supérieur, et jusqu'à la fin de la scolarité. Dans la deuxième année du cours supérieur, et même dans la première année des écoles primaires supérieures, on voit encore des élèves qui n'ont pas cette perception rapide et globale des mots et des phrases qui, seule, permet une lecture courante intelligente. »
[8] Ministère de l'Éducation nationale, « Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007 » (2008)
[9] Ministère de l'Éducation nationale, L’état de l’école 2011, pp. 52-53 : « La maîtrise des compétences de base »
[11] « Le Monde » du 30 mai 2012 : « La réduction du temps de travail des élèves est un formidable gâchis »
[12] « Sauver les lettres », « Quelques remarques sur l’évolution des horaires de français à l’école élémentaire »