Ou comment tirer des conclusions libérales de chiffres inventés
Quand l'infographie gravement erronée d'un think tank est reprise dans la presse nationale…
Les enseignants s’interrogent souvent sur les raisons de la ténacité des préjugés à leur sujet.
Ainsi et à titre d'exemple, avec un taux d’encadrement parmi les plus bas de l’OCDE et — en primaire — un nombre d’élèves par enseignant supérieur à celui de la Chine, comment est-il encore possible d’entendre un peu partout que les professeurs sont « trop nombreux » en France ?
Un article de la presse nationale, paru en cette rentrée des classes 2013, donne un élément de réponse.
S’appuyant sur une récente note « coup de poing » de la fondation iFRAP, un « think tank dédié à l'analyse des politiques publiques, laboratoire d'idées innovantes », qui fustige un surcoût de « trente milliards » pour l'éducation en France, « Le Figaro » a ainsi déploré que: « la France dépense trop pour des résultats médiocres » (11 septembre 2013) et a notamment proposé à ses lecteurs cette infographie saisissante :
Une lecture rapide de ce tableau, et notamment du bandeau orangé, laisse en effet penser que l’éducation est en France une épouvantable source de gabegie puisque, parmi ces trois pays qui « comptent environ le même nombre d'élèves scolarisés », la débauche de personnels en France semble effarante.
Mais, à bien y regarder, la lecture de ce tableau laisse néanmoins perplexe : par quel hasard extraordinaire les effectifs scolaires de ces trois pays, si différents démographiquement, sont-ils identiques ? Comment comparer les « personnels de support » de pays dans certains desquels, comme l'Allemagne, la plupart des écoles ne disposent pas de cantine ? Comment peut-on procéder à des additions comparatives avec des données manquantes (comme le nombre d’assistants pédagogiques en Allemagne) ? D’où viennent les 200 000 agents communaux qui — en France seulement — s’ajoutent en tant que « personnels de l'enseignement obligatoire » aux enseignants, personnels administratifs et assistants d’éducation ? Pourquoi aucune source externe et vérifiable n’est-elle citée pour ces différents chiffres ?
À nous donc de faire le travail de vérification élémentaire qui s’impose à toute démarche journalistique un tant soit peu sérieuse.
Fact-checking
Direction donc les sites officiels des différents organismes éducatifs des pays concernés pour obtenir les chiffres les plus récents. Une démarche dont s'est visiblement abstenu l'iFRAP, dont les sources ne sont pas citées par « Le Figaro ». Pour notre part nous citerons nos sources.
1) En France le site du Ministère de l'Éducation nationale nous confirme que l’iFRAP a naïvement sous-estimé de plus de deux millions, rien moins, le nombre d’élèves en France... Quant au nombre d’enseignants, il est — lui — légèrement surestimé de quelques milliers. Le total des personnels non-enseignants n'est que de 201 500, bien loin des 291 000 de l'iFRAP.
2) Le bureau fédéral d’études statistiques allemand nous apprend qu’il y aurait en Allemagne non pas 10,5 millions d’élèves mais 11,2 millions. Quant au nombre d’enseignants il a — lui aussi — été sous-estimé : 802 000 enseignants et non 733 000.
3) Pour le Royaume-Uni, la démarche est plus longue puisqu’il faut consulter méthodiquement les sites des ministères anglais (8,2 millions d’élèves), écossais, gallois et nord-irlandais (1,5 millions d’élèves pour ces trois dernières nations). Au total, 9,7 millions d’élèves et non 10,5 millions. Plus édifiant encore : le Department of education anglais nous apprend que, pour la seule Angleterre, on dénombre officiellement 899 000 personnels rattachés à l'éducation (dont 442 000 professeurs) quand l’iFRAP ne prétend compter que 878 000 personnels pour l’ensemble du Royaume-Uni. Par extrapolation on peut en réalité évaluer le nombre de personnels à plus d’un million pour le Royaume-Uni.
Voici donc l'infographie de l'iFRAP et du « Figaro » rectifiée par nos soins (survoler pour comparer). Les impressions qu'elle donne sont quelque peu différentes...
Quand la mauvaise foi fait foi
Les erreurs grossières de l’iFRAP sautent alors aux yeux.
D'abord le nombre d'élèves est en France de loin le plus élevé. L’écart avec le Royaume-Uni est de trois millions d’élèves : la France a presque un tiers d'élèves de plus que le Royaume-Uni. A ce compte on ne s’étonnera pas que les dépenses d'éducation ne soient pas égales non plus…
Ensuite, contrairement à ce qu’affirme « Le Figaro », il n’y a pas 126 000 enseignants de plus en France qu’en Allemagne mais à peine 40 000, soit moins de 5% d’enseignants en plus… pour plus de 12% d’élèves en plus en France !
Enfin, malgré cela, même en comptabilisant — comme fait l’iFRAP — « 200 000 agents communaux » (chiffre dont on ne connaît pas la provenance), le ratio personnels/élèves est plus faible en France qu’au Royaume-Uni. Quant à l’Allemagne, difficile de le calculer avec des données manquantes.
Pour conclure, si les professeurs sont en France plus nombreux qu'ailleurs, c'est tout simplement parce que les élèves sont eux-mêmes beaucoup plus nombreux que dans n'importe quel pays d'Europe. Avec ses 81 millions d'habitants et seulement 11,2 millions d'élèves, l'Allemagne fait figure de nain scolaire face à la France et ses 12,6 millions d'élèves pour 65 millions d'habitants.
Pour le dire autrement, si le système éducatif français est coûteux, ce n'est pas parce qu'il est trop cher. L'explication n'est pas économique mais tout simplement démographique. Le système éducatif français est par ailleurs très économique relativement à ses performances internationales.
On peut évidemment s’interroger sur les chiffres grossièrement faux de l’iFRAP ou sur le manque de recul critique du « Figaro ». S'agirait-il d'une énième charge contre le système éducatif français, façon Cour des comptes, où l'idéologie compte plus que la rigueur journalistique et que la réalité des faits observables et vérifiables ?
Les effets d'une telle désinformation sont évidemment dévastateurs dans l'opinion. Il n'est qu'à voir la diffusion de cet article sur les réseaux sociaux ou lire les commentaires à la suite de l'article du « Figaro ». On peut aussi écouter, grâce aux liens pieusement recueillis sur le site de l'iFRAP, Jean-Michel Apathie sur RTL fustiger le « mammouth » de l'Éducation nationale en récitant sagement les chiffres de l'iFRAP ou Éric Brunet sur RMC s'époumoner rageusement sur ce scandale public au nom des contribuables :
Qu'ont donc fait les enseignants, qui n'en avaient pas besoin, pour mériter un tel traitement ?
A lire en prolongement : notre analyse plus générale sur l'IFRAP et son lobbying sur les questions d'éducation.
Mise à jour du 8 décembre 2013 : après un certain temps de tergiversation, l'iFRAP, en la personne d'Agnès Verdier-Molinié, a fini par fournir une explication : ses chiffres des populations scolarisées n'incluent pas les élèves en maternelle. En ce cas l'iFRAP a commis une grave faute en incluant dans son infographie les professeurs de maternelle et les personnels non-enseignants affectés aux écoles maternelles, beaucoup plus nombreuses en France. Sur le site de l'OCDE d'où l'iFRAP a tiré les effectifs d'élèves scolarisés dans l'élémentaire et le secondaire, le nombre de professeurs correspondant est également donné, mais — étrangement — ce ne sont pas ceux qui sont cités par l'iFRAP :
- Royaume-Uni : 679 183
- France : 702 117
- Allemagne : 837 280
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