Quand l’e-learning vient officiellement pallier les défaillances de l'école
Dans la « stratégie globale pour le numérique » du MEN, un « service » parmi d’autres marque les esprits, parce qu’il s’adresse aux élèves les plus défavorisés et — parmi ceux-là — à ceux les plus en difficulté : le dispositif D’Col.
Dans la « stratégie globale pour le numérique » du ministère de l’Éducation, un « service » parmi d’autres marque les esprits, parce qu’il s’adresse aux élèves les plus défavorisés et — parmi ceux-là — à ceux les plus en difficulté : le dispositif D’Col, un service présenté comme « gratuit », ce qui est quand même une chance dans le cadre de l’école publique.
Ce dispositif d’ « accompagnement interactif du CNED », commandé par le ministère de l’Éducation nationale, s’adresse à 30.000 élèves de 6e en difficulté dans 1.085 collèges défavorisés : il s’agit de leur proposer un « double tutorat »1 dans trois matières (anglais, français, mathématiques), avec d’une part des « ressources numériques éducatives » en ligne que les élèves, par groupe de 15 maximum, pourront consulter pendant deux heures par semaine au collège « avec l’appui permanent de [leur] enseignant-référent » et le reste du temps chez eux, et avec d’autre part — pour un quart d’entre eux — « un accompagnement complémentaire par un enseignant-tuteur du CNED en ligne ».
Un dispositif qui permet au ministère d’afficher sa détermination et son engagement contre l’échec scolaire. La réalité n’est pas sans réserver quelques petites surprises, comme nous l’allons voir.
Une mise en place à la hâte
Lancé en fanfare en décembre 2012 et annoncé pour la rentrée suivante, le projet a été conçu — comme souvent (qu’on songe à la réforme des rythmes scolaires) — dans la précipitation et bien sûr sans consultation des professeurs concernés. Le site, qui devait ainsi ouvrir le 1er octobre 2013, n’a finalement pu ouvrir que deux mois plus tard.
Les ressources en ligne (cours et questionnaires) existaient déjà pour partie, le CNED travaillant depuis plusieurs années sur des projets voisins2 et proposant d’ores et déjà du soutien scolaire en ligne payant. Mais précisément : on peut s’interroger sur le sens de « ressources » à accès limité, quand celles-ci étaient accessibles à tous avec notamment l’Académie en ligne[3]. Que ne le sont-elles à tous les élèves des collèges défavorisés ?
En revanche les professeurs des collèges concernés n’ont pu découvrir l’interface de D'Col qu’en même temps que les élèves. Les réunions de présentation du dispositif étaient donc plus que théoriques. Le professeur-référent a d'ailleurs souvent été désigné au dernier moment (ici un professeur de SVT avec des heures supplémentaires, là un professeur-documentaliste sur son temps de service) et les heures de D’Col ont parfois été prises sur le temps d’accompagnement éducatif des élèves, une aide aux devoirs en tout petits groupes avec des professeurs volontaires.
Mais le plus curieux est que ce dispositif est aujourd’hui appliqué à l’échelle nationale après avoir été expérimenté4 pendant une période dite « d’incubation » (l’école emprunte désormais le vocabulaire des startups les plus innovantes) avec 400 élèves dans trois académies (Poitiers, Toulouse, Versailles). Dès lors pourquoi son évaluation n’a-t-elle pas été rendue publique ? Mais surtout pourquoi l’évaluer à nouveau dans les deux prochaines années, comme le précise la présentation de D’Col ?
Un dispositif évalué
Le dispositif D'COL sera évalué par la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) en deux temps :
- une étude pilote sur l'année scolaire 2013/2014, auprès d'une quarantaine de collèges ayant mis en place le dispositif afin de caractériser les élèves, apprécier le ressenti des différents acteurs et identifier les premiers effets éventuels ;
-une étude d'impact sur l'année scolaire 2014/2015 auprès d'une soixantaine de collèges afin d'évaluer l'incidence du dispositif sur les élèves et apprécier leur ressenti.
La DEPP se montre d’ailleurs prudente puisqu’elle se contentera d’identifier les premiers effets « éventuels » (sic). Quant au « ressenti des différents acteurs », on pourra se fier à la haute scientificité d’une telle mesure pour évaluer le bien-fondé du dispositif.
Les élèves les plus défavorisés ont ainsi l’insigne honneur d’être les premiers cobayes de l’école numérique : c’est sans doute cela que l’on appelle l’éducation prioritaire.
Un bien drôle d’« accompagnement »
Le dispositif repose sur un « double tutorat » mais est-ce vraiment le cas ?
D’abord le « double tutorat », au collège et à la maison, ne concerne en réalité que 7 500 élèves, soit sept ou huit élèves dans chaque collège en zone d’éducation prioritaire, ce qui fait somme toute bien peu et limite quelque peu les ambitions de la lutte contre l’échec scolaire quand on sait à quel point il est massif dans ces établissements. Il faudra bien sûr expliquer aux parents pourquoi un enfant est retenu dans chaque classe et pas les autres.
Heureusement, pour tous les élèves, le CNED propose par ailleurs du soutien scolaire payant5 !
S’agissant du tutorat au collège, l’« enseignant-référent » au collège n’est pas nécessairement un enseignant d’une des trois matières concernées et ne connaît pas nécessairement les élèves concernés. Sur la base de quinze élèves et de deux heures hebdomadaires, c’est donc un « tuteur » qui pourra à peine consacrer dix minutes par semaine à chaque élève.
Nul doute que les élèves les plus en difficulté, ainsi mis face à des écrans pendant deux heures par semaine — dans un esprit constructiviste propre aux nouvelles pédagogies — pourront tous « décoller » à leur rythme et voler de leurs propres ailes.
Les avatars de l’école en ligne
S’agissant du tutorat à la maison, à quoi ressemble l’« accompagnement » à la maison par un « enseignant-tuteur du CNED en ligne » ?
D’abord, contrairement à ce que laisse entendre l’infographie trompeuse du dispositif, cet enseignant ne sera pas disponible « 7j/7 – 24h/24 ». Comment le pourrait-il en effet ? C’est le site qui ainsi disponible en permanence… comme tous les sites Internet à vrai dire.
En lieu et place d’un enseignant à disposition en permanence, on trouve « Tom », un « tuteur virtuel » qui n’est pas sans rappeler les « agents virtuels incarnés » de la grande distribution en ligne, sortes de répondeurs automatiques sous forme graphique permettant de décharger opportunément les call centers. « Tom » doit être une création numérique fantastique pour ainsi permettre ce qu’un professeur qualifié et expérimenté n’est pas parvenu à faire dans sa classe !
Et dans l’hypothèse — peu probable — où « Tom » ne parviendrait pas à résoudre les difficultés de l’élève, reste malgré tout la possibilité de poser des questions à un humain, un vrai, l’enseignant-tuteur du CNED. Enfin, pour seulement un quart des élèves : les trois-quarts feront avec « Tom » seulement. Bienvenue dans le monde de la modernité éducative !
Il va sans dire que le « tutorat » du CNED n'est pas nécessairement celui d’un professeur des trois disciplines concernées : « l’enseignant-tuteur » du CNED peut être un professeur de primaire, dans l'esprit du nouveau cycle CM1-6e.
Des échanges asynchrones
Mais le meilleur reste à venir : l’accompagnement se fait « via un service d'échanges en ligne asynchrone ». Ce jargon techno-pédagogique signifie tout simplement que les échanges ne se font pas en direct : si par exemple l’élève pose ses questions le soir ou le dimanche, il y a toutes les chances que le tuteur y réponde le lendemain, ce qui risque de se révéler d’une utilité quelque peu limitée. La présence en ligne est bel et bien illusoire, d’autant que les effectifs du CNED (moins de 2 000 enseignants pour plus de 200 000 inscrits) ne sont pas en mesure de permettre un accompagnement véritablement « personnalisé ».
Compte-tenu de ce que nous venons de dire, l’affirmation du ministre semble pour le moins téméraire6 :
Le soir ils peuvent réviser leurs leçons et avoir quelqu'un, derrière l'écran, qui leur répond, qui les guide, qui les aide à faire leurs travaux.
Ce « quelqu’un derrière l’écran » est effectivement tout ce qu’il y a de plus virtuel, mais pas nécessairement dans le bon sens du terme.
Le flou de la nouveauté
La plus grande confusion règne — notamment dans la presse — à propos de ce service d’un nouveau genre : « accompagnement interactif », « tutorat », « soutien scolaire en ligne » (« La Croix »), voire « des cours de soutien scolaire » (« Télérama »), « soutien personnalisé » ou « accompagnement personnalisé » (« VousNousIls »). Le ministre lui-même évoque un « service public d’aide aux devoirs »7 qui permettrait aux élèves défavorisés d’avoir l’équivalent de « cours particuliers »8, ajoutant ainsi à l’exigence démocratique l’exigence sociale. Malheureusement, comme on l’a vu, D’Col n’est pourtant qu’un lointain ersatz des cours particuliers.
Cours particuliers, tutorat, accompagnement, soutien scolaire, aide aux devoirs : toutes ces choses sont pourtant bien différentes dans leur mise en œuvre mais surtout il semble bien D’Col offre encore autre chose : le miracle numériste d’une école sans professeur, en commençant — c’est un comble — par la proposer à ceux qui en ont le plus besoin.
Une désolante conception de l’école
L’école numérique que l’on nous promet est bien loin de celle que l’on pourrait espérer pour nos élèves. Pire : elle s’éloigne encore un peu plus de ce que l’école devrait idéalement représenter pour les élèves.
L’école à la demande
La plage d’assistance (« 7j/7 – 24h/24 ») ne peut que laisser perplexe n’importe quel éducateur s’agissant d’élèves de 6e. Est-ce à dire que des enfants de onze ans peuvent consulter leur smartphone ou leur ordinateur à tout moment de la journée ou de la nuit ? Le slogan rappelle celui des sociétés de service et annonce ce que doit devenir une école de la « bienveillance » qui s’adapte (de façon illusoire, nous l’avons vu) au rythme de l’élève « en lui assurant la présence […] d’un enseignant tuteur en ligne du Cned quand il le souhaite (collège/domicile) » : le travail scolaire où je veux, quand je veux, aussi longtemps que je veux.
L’école ludo-éducative
Les notions de rythme régulier, d’apprentissage ou même d’effort sont comme abandonnées par l’institution elle-même qui voit dans le numérique l’avènement d’une école meilleure9. Comme le dit Vincent Peillon :
L’apprentissage devient plus vivant, plus actif et aussi plus joyeux. Il peut toucher des enfants rétifs au système d’enseignement traditionnel.
Et pour cause : les exerciseurs, consultés à la demande, proposent ainsi non pas de « s’exercer » mais de « jouer ». Et pour cela il suffit de cliquer dans de simples questionnaires à choix multiples : les élèves ne sont jamais mis à l’écrit.
Pourquoi réfléchir à un exercice quand on peut répondre plusieurs fois ? Pourquoi par ailleurs noter et apprendre le cours quand il est disponible à tout instant sur un écran ? C’est une réussite à bon compte, pour ne pas dire illusoire, que l’on offre à ces élèves, bien loin des exigences de l’école.
Qu’un tel apprentissage puisse « toucher » des élèves est possible. Qu’il les fasse progresser scolairement est hélas beaucoup plus hasardeux. Quand ils sont ainsi pensés, les écrans font écran à un vrai enseignement.
Une école démissionnaire
Au-delà de ce « tutorat » dont nous avons vu qu’il n’en est pas un, on peut s'interroger sur le sens d'une école qui propose de pallier ainsi ses propres échecs en début de cycle. Comment expliquer que des élèves à peine entrés au collège éprouvent — dès la sixième — de telles difficultés ? Comment peut-on se résoudre à ce que des élèves de sixième se voient proposer des ressources en ligne pour savoir comment se prononcent les lettres de l’alphabet ? S’agissant de 12% des entrants en 6e qui ne maîtrisent pas la lecture courante, même partiellement, peut-on espérer que des écrans puissent faire ce que n’ont pu faire cinq années d’école primaire ?
D’une certaine manière ce soutien numérique a presque pour fonction de faire accepter l’inacceptable.
Proposer par ailleurs un tel soutien aux élèves les plus en difficulté, c’est se tromper gravement sur leur profil puisqu’ils sont par définition les moins autonomes, les moins aptes et les moins enclins à travailler par eux-mêmes. La longue expérience du CNED, dont les taux de réussite sont bas, montre que ceux qui profitent vraiment de l’enseignement à distance sont les plus volontaires, les plus motivés, les plus méthodiques et les plus autonomes : ce n’est pas un hasard si la grande majorité des inscrits au CNED sont des adultes payant pour préparer des concours. Bien peu sont des enfants : et parmi eux, les profils sont davantage ceux de musiciens ou des sportifs de haut niveau, d’enfants malades ou d’élèves qui habitent à l'étranger ou dont les parents voyagent, bref d’élèves privés d’école mais bénéficiant du soutien actif de leur famille. On est bien loin des élèves en difficulté dans les publics défavorisés.
Ceux qui veulent faire « décoller » les élèves gagneraient à atterrir quelque peu.
L’invitation aux écrans
L’autre aspect désolant de ce dispositif, c’est l’invitation aux écrans.
Rappelons qu’en 2012, aux États-Unis, les enfants de 8-18 ans étaient exposés en moyenne à 7h30 d’écran par jour. Avec D’Col, dans le cadre de la classe et surtout à la maison, l’écran est désormais présenté comme un « outil » scolaire indispensable. Des applications mobiles D’Col sont d’ailleurs disponibles sur les stores en ligne10. Ainsi que l’indique ce courrier adressé aux parents par un collège entrant dans le dispositif :
En plus de l'accès assuré depuis le collège, il vous est demandé de permettre à votre enfant de se connecter au site D'COL depuis le domicile (ordinateur connecté Internet) pour compléter, améliorer son travail et son parcours pédagogique.
Comment refuser dès lors — à l’heure de la réforme des rythmes scolaires — un accès permanent à Internet et aux écrans, « 7j/7 et 24h/24 », sur ordinateur, sur tablette ou sur smartphone dont on sait pourtant que les vrais usages ne sont pas scolaires et même portent préjudice à la scolarité ? Comment refuser à son enfant de l’équiper en smartphone dès l’âge de onze ans quand c’est l’institution scolaire elle-même qui y invite ?
Quel message pour les enfants, quand l’école doit au contraire faire preuve de résistance au colonialisme du tout-écran ?
Symboliquement — c’est laisser penser aux parents qu’un écran est plus même de remplir le rôle qui doit pourtant être le leur à la maison. Bref, s’il s’agit de « favoriser l’implication des parents », ce dispositif risque bien d’être désespérément contreproductif. D’ailleurs certains parents ne s’y sont pas trompés : dans un collège connecté, seuls huit élèves sur les trente retenus ont vu leurs parents accepter le dispositif.
Un cas d’école du numérisme à l’école
Avec D’Col le « numérique » à l’école (expression vague s’il en est) apparaît sous son vrai jour : il ne s’agit plus d’un moyen mais d’une fin.
La « stratégie » n’est symboliquement plus dirigée contre l’échec scolaire; il s’agit d’une « stratégie globale pour le numérique », devenu enjeu par lui-même, en lieu et place de l’école. Il ne s’agit plus de faire réussir les élèves mais de « faire entrer l’école dans l’ère numérique », d’avoir enfin une « ambition numérique » : le ministre n’a de cesse d’évoquer le retard de la France dans l’équipement numérique. On est ainsi passé de l'éducation par le numérique à l'éducation au numérique.
Le mot « numérique » devient un sorte de talisman rhétorique qui confère à tout discours une merveilleuse modernité salvatrice. Dans ce langage quasi publicitaire, la nouveauté est une valeur en soi11. Pourtant un traditionnel échange de copies par courrier postal, avec une rigoureuse mise à l’écrit, correspond davantage à un véritable enseignement à distance : mais voilà qui n’est pas assez « numérique » en ce troisième millénaire commençant.
Des mots vides de sens
Le lexique de la modernité éducative remplit une étrange fonction, selon le principe de la double pensée orwellienne12. On évoque ainsi un « double tutorat » quand il n’y en a aucun digne de ce nom. Quand l’élève se connecte avec un identifiant personnel et que l’historique de ses réponses est stocké dans une base de données, on parle de « personnalisation ». Laisser l’élève en difficulté seul face à un écran, c’est le rendre « acteur et autonome » sans le priver néanmoins d’un « accompagnement »13. On ajoute que cet accompagnement (« asynchrone », rappelons-le…) est « interactif », comme si un accompagnement ne devait pas nécessairement l’être. La vacuité numérique oblige à de tels truismes et à d'autres redondances (« un accompagnement personnalisé et individualisé ») : vidés de leur sens, les mots sont la seule réalité d’un monde d’idéologie et/ou de communication.
Le plus consternant est que le numérisme, ce nouveau scientisme imposant dans l’urgence d'abdiquer tout esprit critique, est au cœur de la refondation de l’école, comme en son temps le grand plan informatique (avec le succès qu'on lui a connu). Avec de plus une injonction de modernité démocratique qu’à ce titre personne ne doit pouvoir remettre en cause : « Notre ambition est la reconquête de l'égalité des chances par le numérique » a ainsi déclaré Serge Bergamelli14, directeur du CNED, sans crainte du ridicule.
Les techno-pédagogues eux-mêmes sont consternés par le dispositif D’Col et n’osent en prendre la défense.
Le ministre a beau mettre en garde contre « l’illusion techniciste » (jusqu’ici « ça n’a pas marché »), en affirmant que « le numérique est un outil fantastique qui permet de mieux travailler en classe et qui redonne du plaisir à apprendre »15, il s’en fait le plus fervent promoteur. N’a-t-il pas souhaité « que chaque élève ait un ordinateur ou une tablette devant lui d'ici la fin du quinquennat »16 afin de permettre « l'entrée dans l'École du 21e siècle » ?
Quel ministre de l’Éducation aura enfin le courage de dire que le salut de l’école ne viendra pas des écrans ?
Ce que le numérique permet de ne pas faire
Nous nous doutons bien de ce que le numérique ne permet pas de faire. Mais, devenu instrument de communication, que permet-il de ne pas faire ?
Le numérique dispense de fournir de vrais moyens humains pour prendre à bras le corps la difficulté scolaire dans les collèges les plus défavorisés. Ce service numérique éducatif dispense ainsi d’une vraie étude après la classe, qui nécessiterait des assistants d’éducation plus nombreux. Il dispense de créer ou d’étendre des structures d’accueil dignes de ce nom pour les élèves non-francophones, livrés à eux-mêmes dans les classes sans avoir le niveau de langue nécessaire. Il dispense de fournir aux élèves les plus défavorisés plus de cours ou plus de dédoublements.
L’exemple est frappant en français : il y a une quarantaine d’années les élèves de sixième avaient six heures de français par semaine, dont la moitié dédoublées. Un professeur de français enseignait ainsi pendant neuf heures devant une classe et n’avait que deux classes de sixième. Aujourd’hui il enseigne moitié moins dans chaque classe et doit se consacrer à quatre classes différentes ; les élèves en difficulté se voient proposer un service d’aide au rabais, deux heures d’écran par semaine dans trois disciplines avec un référent qui ne les connaît pas. Mais peu importe : comme le dit un grand journaliste de l’éducation enthousiasmé par l’école numérique, « le numérique permet d’industrialiser l’éducation »17. Les deux cents équivalents temps plein correspondant à ces deux heures par semaine sont finalement bien peu quand on pense — rien que pour le français — que l’on pourrait par exemple doubler le nombre de professeurs de français de sixième de ces 1085 collèges défavorisés.
Le numérique offre par ailleurs des perspectives de gestion de ressources humaines insoupçonnées. Ainsi que le reproche la Cour des comptes au CNED, « un établissement public d’enseignement inadapté à la formation en ligne »18 :
Les moyens du CNED ne sont pas orientés, de façon coordonnée avec les établissements scolaires, vers l’accompagnement individualisé des élèves au-delà des heures de classe. Ils ne sont pas davantage utilisés pour aider les élèves en cas d’absence temporaire d’enseignants ou bien encore pour assurer à distance l’enseignement d’options ne justifiant pas d’effectifs suffisants au sein d’un établissement.
Le CNED n’est d’ailleurs pas sans connaître quelques remous face à cette révolution culturelle qu’on veut lui imposer, en voulant faire des enseignants autre chose que ce qu’ils sont19.
Les écrans à l’école, plus photogéniques que des enseignants ou des surveillants supplémentaires, sont avant tout des écrans de fumée qui permettent enfin et surtout, tout en donnant l’illusion d’une action politique volontariste et moderne face à une presse admirative et bien peu critique, de ne pas interroger une école qui échoue dès ses premières années, au sortir de l’école primaire et continument jusqu’au lycée.
Vers la grande numérification ?
Le dispositif D’Col n’est qu’un dispositif parmi d’autres dans la « stratégie globale pour le numérique » : ce n’est sans doute que la première étape vers la grande numérification de l’école. Avec les moocs20, D’Col est un cas d’école du numérisme à l’école.
Cet engouement numérique serait sans importance s'il n'était supposé s'attaquer au cœur de la difficulté scolaire, si les élèves les plus défavorisés n’en étaient pas les victimes et si les nouvelles pédagogies en train de faire naufrage ne trouvaient pas dans les nouvelles technologies une consternante bouée de secours.
Pour Vincent Peillon, le numérique participe de la refondation de l'Ecole car « il provoque une rupture profonde » dans le système éducatif.
Sans doute mais reste à savoir laquelle.
Notes
[1] Voir la fiche de présentation du dispositif et la présentation du CNED
[2] Voir l’« Académie en ligne » ou « AtoutCned ».
[3] Académie en ligne,
« un service proposé par le CNED » : « Pour l'école élémentaire, le collège et le lycée, l’Académie en ligne vous propose des cours gratuits, du CP à la terminale, dans les disciplines d’enseignement général telles que le français, l’anglais, les mathématiques, l’histoire-géographie, les sciences... Créée en 2009, l’Académie en ligne évolue constamment. Depuis la rentrée 2010, ce service à destination des élèves et des familles s’est enrichi d’unités interactives, pour l’école élémentaire et le collège. Elles permettent de disposer de synthèses pour réviser l’essentiel d’une notion (« Je retiens »), et d’activités complémentaires pour s’entraîner (« Je m’entraîne ») – le cours complet est bien sûr toujours disponible (« Pour aller plus loin »).
[4] « Le Monde » du 13 décembre 2012 : « Plan numérique : neuf collèges expérimentent le soutien scolaire en ligne »
[5] AtoutCned :
« Vous souhaitez offrir à votre enfant un accompagnement sérieux et simple d'utilisation ? Atoutcned est composé d'activités et d'exercices visant à acquérir les fondamentaux du programme officiel dans les matières principales. AtoutCned oriente, accompagne et s'adapte à la qualité des réponses de votre enfant pour lui apporter une aide personnalisée. Bénéficiez de plus de 50 % de réduction sur le montant de votre abonnement. Ex : 99.90 € pour 12 mois en choisissant le niveau complet, soit 2,08 € la matière par mois, au lieu de 4,90 €. Une formation 100 % en ligne : un programme personnalisé avec la possibilité de suivre une ou plusieurs matières ; des activités ludiques et motivantes pour réviser toutes les notions essentielles du programme ; des contenus pédagogiques conformes aux programmes officiels ; un tableau de bord pour suivre les progrès de votre enfant ; accès illimité pendant la durée de l'abonnement de 3 à 12 mois ; un accompagnement par un enseignant de l'Éducation nationale (en option). »
[6] Interview exclusive accordée à Elizabeth Martichoux pour la MGEN le 18/12/2013.
[7] « France Info », 13 décembre 2012 : « Vincent Peillon veut une stratégie "globale" pour le numérique à l'école »
[8] Interview exclusive accordée à Elizabeth Martichoux pour la MGEN le 18/12/2013 :
« Ce sont des élèves qui n'ont pas les moyens d'être aidés à la maison, qui n'ont pas les moyens d'avoir des cours particuliers : ça s'appelle un service public. »
[9] « Libération » du 9 juin 2013 : « Avec le numérique le prof se recentre sur le cœur du métier ».
[10] Voir les stores d’Apple ou d’Android
[11] Voir notre article « D’où vient l’innovant ».
[12] « La guerre c’est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force » dans 1984 de George Orwell (1949).
[13] Sur le site de l’« Académie en ligne », on trouve cet exemple amusant. Dans la section « Français-CP » se trouve le cours « Connaître les lettres de l’alphabet ». Ainsi un enfant, pour peu qu’il sache lire le cours (« 1 - Je retiens : l’alphabet est l’ensemble des lettres utilisées pour écrire des mots ») pourra apprendre à reconnaître les lettres et à les prononcer. C’est bien la preuve que l’enfant peut devenir autonome et acteur de son propre apprentissage !
[14] « Le Monde » du 13 décembre 2012 : « Plan numérique : neuf collèges expérimentent le soutien scolaire en ligne ».
[16] RMC/BFMTV, lundi 10 décembre 2012
[17] « EducaVox » du 13 décembre 2013 : « Le numérique permet d’industrialiser l’individualisation »
[18] Rapport de la Cour des comptes, 12 février 2013.
[19] Avant-projet d’établissement du CNED (mai 2012) :
« L’enseignant au CNED doit se professionnaliser d’une manière spécifique, en s’appuyant sur le socle des compétences pédagogiques de l’enseignant. L’enseignant pourra devenir ingénieur pédagogique, responsable de formation, concepteur de formations, producteur numérique, concepteur de grains, concepteur de parcours de formation, éditeur, opérateur de services d’enseignement à distance, accompagnateur, tuteur, etc. »
[20] Voir notre article « Gober les moocs »