Vers une langue sans mémoire ?
À chaque débat sur l’orthographe en France et les difficultés grandissantes de nos élèves resurgit invariablement le serpent de mer de la simplification de l’orthographe.
J’ignore pourquoi mais à chaque débat sur l’orthographe, après les sempiternelles et stériles discussions sur la dictée de Pivot, l’imparfait du subjonctif, les accents circonflexes ou les participes passés des verbes pronominaux — considérations pourtant bien éloignées des difficultés réelles et malheureusement beaucoup plus prosaïques de la plupart de nos élèves (connaître l’orthographe des mots usuels, distinguer être et avoir, accorder un verbe ou un adjectif, distinguer un participe d’un infinitif etc.) —, revient invariablement le serpent de mer de la simplification de l’orthographe.
Cette simplification est généralement présentée, alternativement avec le correcteur orthographique, comme la première et la plus évidente des solutions aux difficultés orthographiques des élèves. A vrai dire, c’est comme simplifier le saut en hauteur... en supprimant la barre. Sauf à considérer que les élèves d’aujourd’hui sont des handicapés, ils sont parfaitement capables de franchir très tôt cet obstacle, comme l’ont fait des générations et des générations de petits Français avant eux dès l’école primaire.
La langue française est d’ailleurs beaucoup plus régulière et plus simple dans son orthographe lexicale que la langue anglaise, pourtant enseignée partout dans le monde, y compris en France, dès le plus jeune âge, ce qui n’est pas sans rendre plus confus l’apprentissage de la langue par les élèves de primaire. On voudrait qu’ils sachent parler une autre langue quand ils ne savent pas encore écrire la leur !
Alors, la simplification de l’orthographe, une solution ? Les élèves, si l’on en croit ce communiqué du Ministère de l’Éducation nationale, ont beaucoup plus de difficultés en orthographe qu’il y a vingt ans. Or les élèves ne sont pas plus bêtes qu’alors, et inversement l’orthographe ne s’est pas complexifiée depuis vingt ans : c’est même tout le contraire ! Avec la réforme de 1990, elle a été simplifiée, précisément dans le but d’aider les élèves, avec les résultats atterrants que l’on constate aujourd’hui, même si cette simplification ne peut pas en être accusée.
Peu importe. De notre langue française faisons tabula rasa.
Car il existe aujourd’hui des partisans de différentes simplifications plus radicales encore, partisans qui proposent chacun un système présenté comme « rationnel » et souvent fondé sur le primat de l’oral et de la phonétique, à l’image d’étranges graphies spontanées dans les SMS ou sur des blogs de plus en plus nombreux (un exemple parmi d'autres). Mais ces multiples systèmes sont en réalité tout aussi irrationnels les uns que les autres puisqu’il faudrait en choisir un seul et fixer de nouvelles normes orthographiques, elles-mêmes arbitraires et sources de nouvelles confusions (les homophones en sont un exemple).
Or, pour arbitraire qu’elle semble à certains, la complexité toute relative de la langue française actuelle s’explique à tout le moins par son étymologie et ses racines, anciennes et modernes. Le mot « enfant », avec ses deux graphies [ã] en apparence arbitraires, s’explique ainsi par la modification phonétique du préfixe privatif « in- » tandis que radical et suffixe de « fa-ns » s’identifient comme le participe présent issu du verbe latin « fari » signifiant « parler » : l’enfant est ainsi, à l’origine de la langue, « celui qui ne parle pas » : d’où l’expression « maladie infantile » pour une maladie qui concerne les enfants en bas âge. On le voit, l’orthographe, enseignée avec son histoire, permet de comprendre avec précision le sens des mots.
Tout fait ainsi sens dans notre langue, pour qui la connaît bien, sauf à refuser toute culture de la langue aux élèves, sauf à renier la si riche, foisonnante et passionnante histoire des mots : envisage-t-on de simplifier notre histoire parce qu’elle est trop complexe ? Non : sa complexité est progressivement enseignée aux élèves. Il est vrai que, conformément à un discours anti-scolaire, la défiance à l’égard de l’orthographe accompagne bien souvent la défiance à l’égard de la culture en général.
A l’arbitraire de ces systèmes de simplification s’ajoute paradoxalement la complexification que leur mise en place suppose.
Sauf à imposer de force la nouvelle orthographe simplifiée, toute simplification radicale aurait en effet pour conséquence immédiate de dédoubler en quelque sorte la langue du jour au lendemain : il y aurait deux langues françaises redondantes, l’une traditionnelle, l’autre simplifiée. Les Français seraient scindés en deux et n’auraient plus de langue commune : ils seraient sans cesse amenés à s’interroger sur le français à choisir dans leur vie quotidienne. Si on peut supposer qu’une telle simplification ne poserait aucune difficulté à ceux qui maîtrisent l’orthographe traditionnelle, elle porterait surtout préjudice à ceux qui ne connaîtraient que la version simplifiée, c’est-à-dire précisément à ceux qu’elle est supposée aider !
Voici, au hasard, un exemple approximatif de ce que propose l’une des nombreuses "ortograf+ altèrnativ+" de la "lang francèz" :
On le voit, le poème de Victor Hugo, ainsi transcrit en français simplifié, n’a plus grand-chose à voir avec sa forme originelle (sa forma ou « beauté » au sens latin). L’immense majorité de notre patrimoine littéraire serait ainsi traduit dans une langue née de nulle part et qui serait fondamentalement étrangère à l’intention poétique des écrivains ou poètes. Et les élèves formés à l’orthographe simplifiée seraient naturellement dans l’impossibilité de lire dans le texte, telles qu’elles ont été composées, les plus grandes œuvres de leur propre littérature. Il faudrait prévoir pour eux des éditions dans les deux langues, des dictionnaires français-français, des éditions bilingues comme pour les auteurs les plus anciens de notre langue : sauf que les transformations phonétiques seraient plus radicales et plus abruptes que celles opérées depuis la Renaissance.
Bref, simplifier, est-ce vraiment rendre les choses plus simples ? Quel Français apprendraient dès lors les étrangers ? Celui des uns ou celui des autres ? Celui de demain ou celui de Zola ?
Les tenants de la simplification ne manqueront pas de dire, pour ce qui concerne nos élèves, que cette difficulté est en définitive secondaire par rapport à l’aspect communicationnel du français, lequel doit primer sur tout le reste. C’est au fond mépriser les élèves, déjà jugés incapables de maîtriser leur propre langue et désormais jugés indignes d’accéder à leur propre culture. C’est renoncer à cette transmission culturelle, mission essentielle de l’école républicaine, qui fonde notre langue et notre culture commune. Renoncement qui ne manquera pas de ravir les esprits utilitaristes, lesquels aspirent pour les mêmes raisons à simplifier le français et à supprimer l’enseignement des langues anciennes, inutiles puisqu’elles ne sont plus parlées.
Autant demander à un professeur de musique de renoncer à la musique baroque avec ses élèves, parce jugée trop complexe et hors de leur portée.
Faisons le pari contraire.
Car les vraies solutions aux problèmes orthographiques sont à chercher ailleurs : nouvelles pédagogies à l’œuvre depuis vingt ans, décloisonnement généralisé, programmes de français complexes et sans cesse changeants, diminution des horaires consacrés au français depuis le primaire, baisse des exigences à chaque palier de la scolarité et à chaque examen…
Pour conclure, bien sûr que la langue française évolue, que certains mots disparaissent tandis que d’autres apparaissent ou changent de sens, et que les usages orthographiques peuvent lentement se modifier. Mais c’est précisément cette lente décantation du temps qui — dans son sage écoulement — donne à notre langue cette patine si particulière et si unique.
Ces évolutions sont d’ailleurs mineures : depuis plus de trois siècles, notre langue se distingue au contraire par une vitalité et en même temps une constance admirables, qui rendent si proches de nous un conte de Voltaire, une fable de La Fontaine ou un sonnet de Rimbaud.
Alors, voulons-nous vraiment faire de notre propre langue une langue étrangère ?