Dix ans d'erreur méthodologique, pour le bonheur des idéologues de l'école
L’école française serait-elle si malveillante ? Pour qui enseigne il est difficile de le croire, tant elle a évolué depuis 1989 et la doctrine de l’élève « au centre du système ». Certains pourtant l’affirment, s’appuyant notamment sur une donnée fournie tous les trois ans par l’évaluation internationale PISA : le « sentiment d’appartenance à l’école ».
Cette donnée procède pourtant pour la France d’une grossière erreur méthodologique de l’OCDE que nous avions déjà repérée et analysée dans un article de 2012 (« La souffrance scolaire en France, mythe utile ») : une traduction erronée dans une question posée aux élèves français par PISA 2003 faussait totalement en effet les conclusions qu’on en pouvait tirer sur l’école française. Pour résumer, on demandait aux élèves anglophones s’ils se sentaient « à leur place » à l’école (« School is a place where I feel like I belong »). Et aux élèves français, s’ils s’y sentaient « chez eux ». La question n’étant pas la même, la réponse ne pouvait pas l’être !
La France obtenait alors un score terrifiant, avec seulement 45% des élèves se sentant « chez eux » à l’école, quand en moyenne 81% des élèves de l’OCDE se sentaient « à leur place » à l’école ! Seule la Belgique, pays en grande partie francophone, descendait presque aussi bas, avec 56% des élèves se sentant « chez eux » à l’école.
Cet écart assez extraordinaire aurait dû mettre la puce à l’oreille des experts de l’OCDE. D’autant qu'il n’était absolument pas corroboré par les autres réponses des élèves français ou belges concernant le « sentiment d’appartenance à l’école ». Ainsi seuls 13% des élèves français et 16% des élèves belges considéraient que l’école était un endroit où ils se sentaient « mal à l’aise et pas à [leur] place » (contre 10% pour la moyenne de l’OCDE).
PISA 2012 : on ne change pas une mauvaise traduction
Hélas. Ce que l’on aurait pu espérer être une erreur ponctuelle vient pourtant de se révéler une erreur invariablement reconduite à chaque session de PISA, sans que personne s’inquiète de l’incohérence de ces données.
À l’occasion en effet du dernier « choc PISA » de la France en 2013, ce score a de nouveau été mis en exergue par les analystes de l'OCDE pour expliquer la performance médiocre de la France1.
Le sentiment d’appartenance s’est quant à lui amélioré : la proportion d’élèves ayant déclaré se sentir comme des étrangers à l’école, mal à l’aise, pas à leur place, ou ne pas se sentir appréciés des autres élèves a diminué (tableau III.2.3f). Cependant, la France se situe toujours bien en dessous de la moyenne de l’OCDE, contrairement au Liechtenstein, à l’Autriche ou à la Suisse, où au moins quatre élèves sur cinq se sentent chez eux à l’école, contre moins d’un élève sur deux en France. La France, avec seulement 47 % des élèves déclarant se sentir chez eux à l’école, affiche la proportion la plus basse de tous les pays et économies ayant participé au cycle PISA 2012. Parmi les pays de l’OCDE, c’est en Corée et en France que le lien entre le sentiment d’appartenance et la performance est le plus fort
Après vérification, on s’aperçoit que la question posée aux élèves en 2012 est toujours la même que neuf ans plus tôt2. La dernière place de la France, de très loin, avec 47% des élèves se sentant « chez eux » alors qu’en moyenne 81% des élèves de l’OCDE se sentaient « à leur place » à l’école. Comme le reconnaît benoîtement la note de PISA pour la France, cette donnée contredit presque toutes les autres données sur le « sentiment d’appartenance à l’école » des élèves français, mais n'occasionne aucune circonspection.
Compte tenu des pays qui réussissent désormais le mieux à PISA, notamment les pays asiatiques peu suspects d’une bienveillance scolaire particulière, on pouvait pourtant légitimement s’interroger sur la pertinence de ce score pour apprécier la performance scolaire.
À ce sujet il est savoureux de découvrir ou de relire comment, chez quelques-uns, ce mauvais score a été complaisamment interprété, récemment ou depuis plusieurs années.
Une aubaine pour certains experts de l’éducation
Les chiffres de l’OCDE faisant référence, on ne s’étonnera pas que la Cour des comptes, toujours prompte à fustiger une institution scolaire défaillante3, se fût ainsi permis d’extrapoler en 20104 :
[…] les enquêtes menées par l’OCDE montrent que les élèves français sont parmi ceux qui expriment le plus d’anxiété vis-à-vis de l’institution scolaire et éprouvent le moins d’attachement à l’égard de leur établissement.
Mais avant elle les sociologues Marie Duru-Bellat, Nathalie Mons et Elizaveta Bydanova ont ainsi publié en 2008 une étude savante et compliquée5, peuplée de variables et de graphiques d’une grande scientificité, où l’indiscipline pourtant record en France6 est à peine évoquée au profit d’une « mauvaise intégration à l’école » diagnostiquée en France et en Belgique précisément à partir de ce score dépourvu de sens et qui plus est contradictoire7 ! Cette « mauvaise intégration » était alors doctement corrélée avec la « qualité des relations avec les professeurs »8, lesquels étaient ainsi indirectement accusés du mal-être des élèves et par là de la mauvaise performance de la France.
Le sentiment d’appartenance au groupe scolaire et le bien-être sont plus marqués dans les pays où les relations maîtres-élèves semblent harmonieuses ; ceci confirme les premières corrélations évoquées précédemment : le sentiment d’appartenance au groupe social scolaire, en lui-même source de bien-être, semble dépendre prioritairement de la qualité des relations entre enseignants et élèves, telle que ces derniers l’évaluent, avec à nouveau de fortes différenciations entre pays à cet égard.
Quel paradoxe ! Non seulement le manque de discipline, fait le plus marquant de cette étude, était ignoré mais l’école française — alors à l’évidence la moins coercitive de tous les pays de l'OCDE — était présentée comme malveillante à l’égard des élèves. A vrai dire on pouvait déjà s’inquiéter que presque la moitié des élèves se sentent « chez eux » à l’école : c'était plutôt le signe d’une école peut-être un peu trop bienveillante. Il est évident par ailleurs qu’une partie importante des élèves ne se sentaient pas peut-être « à l’aise » à l’école à cause de ce manque de discipline.
Mais non : en bonne logique ce n’est pas le manque d’autorité qui est pourfendu, mais l’excès d’autorité.
De ce point de vue l’interprétation en septembre 2013 par Éric Charbonnier d’une note de la Direction de l’Éducation et des compétences de l’OCDE sur le climat de discipline au sein des classes9, est édifiante : si l’expert éducation à l’OCDE reconnaissait qu’en France « près d’un élève de 15 ans sur deux (44%) s’estime gêné par le bruit et l’agitation durant les cours (contre 1 sur 3 pour la moyenne OCDE) », il en tirait la conclusion décapante suivante :
« Lutter contre l’échec scolaire dans les établissements difficiles est un levier important pour aider à améliorer le climat de discipline. […] Autre conclusion de cette étude, le climat de discipline de la classe et de l’établissement influe sur l’apprentissage et donc sur la performance des élèves. Les classes et les établissements qui connaissent davantage de problèmes de discipline sont moins propices à l’apprentissage. »
Il n'est pas question ici de rétablir un minimum de discipline qui serait utile à tous. Non, pour améliorer la performance scolaire de la France, il faut améliorer le climat de discipline et pour améliorer le climat de discipline, il faut lutter contre l’échec scolaire : la pensée tautologique a quelque chose de merveilleux !
La médiatrice de l'Éducation nationale ne disait pas autre chose dans son dernier rapport en établissant un lien entre les procédures disciplinaires et le décrochage scolaire.
Pour une bienveillance scolaire
Enfin Bernard Hugonnier, ancien directeur adjoint de l'éducation à l'OCDE et qui « milite au sein de « Conseils sans frontières », un think tank qui veut aider à la mise en place de politiques publiques » tire ainsi les « principales leçons »10 de PISA 2012 : la France ne remplit plus correctement une de ses missions premières.
Parmi les missions de l’école figure celle de favoriser le développement social et émotionnel des élèves. Or, selon PISA, le pourcentage d’élèves, qui sont dans des écoles où l’importance de ce développement est reconnue, est de seulement 48% en France contre 70% pour l’ensemble des pays de l’OCDE. De plus, si ce pourcentage est déjà très bas, il est aussi le plus faible de tous les pays de l’OCDE. Ce résultat peut être corrélé à une autre question de PISA adressée aux élèves qui révèle que le pourcentage de jeunes français percevant un sentiment d’appartenance à l’école est de seulement 47,4% contre une moyenne de 81,3% pour l’OCDE. C’est à nouveau le taux le plus faible de tous les pays de l’OCDE.
Avant même cette expertise experte, une fédération de parents d’élèves s’est emparée des résultats de PISA 2012 le jour même de leur parution11 pour asseoir son crédo : la bienveillance scolaire à développer en France.
Plus grave encore, l'étude montre le mal être des élèves les moins favorisés au sein de l'Ecole. Alors qu'en moyenne, dans les pays de l'OCDE, 78% des élèves issus d'un milieu défavorisé déclarent se sentir chez eux à l'école, en France, ils ne sont que 38%. Or, l'angoisse née de l'échec et de l'exclusion ne peut constituer une bonne base pour des apprentissages sereins. Comme à chaque fois depuis sa première édition, PISA montre que les systèmes éducatifs qui réussissent le mieux sont ceux qui excluent le moins les élèves et ont le tronc commun le plus long, sans orientation précoce et sans redoublement. Pour la FCPE, cette étude rappelle donc l'urgence de transformer l'Ecole en profondeur et d'aller vers un système tourné vers la réussite de tous les élèves, sans exclusion.
Et de vanter les pays où les élèves passent les cours en chaussettes …
On se souvient d’ailleurs que Gilbert Longhi, ancien proviseur du lycée autogéré Jean-Lurçat à Paris et chercheur associé en sciences de l’éducation à l’université de Paris X, avait même récemment décrit, dans le « Café pédagogique », l’établissement scolaire français comme « un univers pédophobe »12 : trop aimable, M. Longhi !
Les nouvelles pédagogies au front
Plus récemment encore, toujours dans le « Café pédagogique », Nathalie Mons, « professeur de sociologie, spécialiste des politiques scolaires, experte pour l’OCDE pour l’enquête PISA 2006 », ne reculait devant aucune approximation et allait encore plus loin13 :
Plus globalement, si le sentiment d’utilité de l’école est fort en France, celui d’appartenance à l’école est largement inférieur à celui de la moyenne des pays de l’OCDE. À des questions qui interpellent les élèves sur le fait d’être à l’aise dans l’école, de s’y sentir ou non étranger… moins d’un élève français sur deux répond positivement, des réponses qui dérochent notablement par rapport à la moyenne de l’OCDE. Or ces indicateurs sont très fortement corrélés aux performances des élèves dans notre pays. Une fois de plus les élèves les plus défavorisés socialement sont en retrait face à ce sentiment d’appartenance. Ces indicateurs sur les attitudes des élèves qui sont centraux doivent nous interroger sur le fonctionnement de l’école, les modalités de notation, celles du travail collaboratif entre pairs trop peu développé en France, la compétition scolaire qui s’est installée dans notre école.
Il est en effet certain que le Japon, la Corée, Shanghai ou Hong-Kong etc. ne connaissent absolument pas la compétition scolaire et sont des pays du bien-être des élèves.
Quand de l’erreur surgit la vérité
À quelque chose malheur est bon.
Une erreur si énorme a la vertu de rappeler combien les chiffres de l’OCDE sont à prendre avec précaution, comme nous le savions déjà. La méthodologie du questionnaire, la réflexivité et les vérifications minimales semblent faire ici totalement défaut, et ce, de session PISA en session PISA depuis dix ans : c’est tout le sérieux et la crédibilité scientifique de l’OCDE qui s’en trouvent ébranlés. Cette erreur de traduction rappelle également combien l’OCDE est une institution anglo-saxonne avant tout, puisque le questionnaire n’a visiblement pas été élaboré avec des francophones. Il n'y a plus qu'à espérer que les exercices de PISA soient mieux traduits que les questions des enquêtes...
Mais enfin et surtout cette toute petite erreur de traduction permet de jeter en pleine lumière l’idéologie saisissante de nos prétendus « experts » et de tous les réformateurs fous de l’école publique, qui voient évidemment dans ce score imaginaire la confirmation de leurs lubies délétères et appellent sans relâche à une école béatifiante et bêtifiante, d’où tout effort et toute contrainte seraient bannis : école lieu de vie, rythmes scolaires aménagés même dans le secondaire, ludo-éducation, école inclusive, personnalisation et pédagogie différenciée, estime de soi, suppression des mentions positives et négatives sur les bulletins, suppression des exclusions, suppression du travail à la maison, suppression des notes, suppression du redoublement, orientation choisie, réforme ou suppression des examens, lycée unique et continuum jusqu'à la licence, etc.
Une bonne partie du chemin est déjà faite et les résultats — déjà visibles — sont assez encourageants, comme tout le monde peut le constater. L’école privée prospère d’ailleurs aujourd’hui comme jamais. Il ne reste donc plus qu’à continuer.
Notes
[1] PISA 2012 - Note par pays : France p. 15. Voir aussi notre analyse « Dernière livraison de PISA » du 14 décembre 2013.
[2] PISA 2012, Vol. III, Students’ engagement, drive and self belief, « Engagement with and at school », « Sense of belonging », pp. 43sq.
[3] Voir notre analyse du 18 août 2013 : « Le fabuleux rapport de la Cour des comptes ».
[4] Rapport du 12 mai 2010 : « L'éducation nationale face à l'objectif de la réussite de tous les élèves », Introduction, 3 (p. 9)
[5] « Revue française de pédagogie » de juillet-septembre 2008 : « Cohésion scolaire et politiques éducatives ».
[6] La France obtient le pire score de l’OCDE dans cette variable : « Est-ce que les choses suivantes arrivent souvent dans votre classe ? » : 1. Le bruit et le désordre 2. L’enseignant attend longtemps avant que les élèves se calment 3. Dans la classe, les élèves commencent à travailler très en retard »
[7] Les auteurs relèvent bien « des corrélations également assez fortes existent entre Nobelong et Awkard » (« Je ne me sens pas chez moi (variable NobelongTOT) » et « Je me sens mal à l’aise (variable AwkardTOT) ») mais ne s’émeuvent pas de l’écart moyen entre ces deux variables, très faible dans tous les autres pays (6 points) et très marqué (25 points) en Belgique (dont une partie du public scolaire est francophone) et surtout en France (39 points !).
Voir le tableau mis en forme par nos soins :
[8] « Qualité des relations avec les professeurs (variable TeacherCONF) = La valeur moyenne de 2 variables :
1. Le pourcentage d’élèves d’accord ou tout à fait d’accord avec l’affirmation suivante : « L’enseignant donne l’opportunité aux élèves d’exprimer librement leurs opinions »
2. Le pourcentage d’élèves d’accord ou tout à fait d’accord avec les affirmations suivantes : « L’enseignant montre son intérêt dans l’apprentissage de chacun », « L’enseignant aide les élèves dans leur apprentissage », « L’enseignant continue à expliquer jusqu’à ce que tout le monde ait compris » ».
[9] Éric Charbonnier, « L'Education déchiffrée » du 30 septembre 2013 : « En France, le climat de discipline dans les écoles s’est dégradé ces 10 dernières années ».
[10] « Le Café pédagogique » du 10 janvier 2014 : « Hugonnier : Les principales leçons de PISA 2012 pour la France ».
[11] Communiqué sur le site de la FCPE le 3 décembre 2012 : « PISA : un argument de plus pour accélérer les réformes ». A lire également ce communiqué commun FCPE-FNAME-FNAREN du 18 mai 2013 : « Pour une école bienveillante et prévenante… »
[12] « Le Café pédagogique » du 5 mars 2013 : « Dix conseils pour…Développer une bienveillance scolaire globale ». Voir aussi ce fil de discussion sur le forum.
[13] « Le Café pédagogique » du 4 décembre 2013 : « Pisa 2012 : Nathalie Mons : La dégradation de l'Ecole interroge le lien social ».