Que construire sur les débris d'une école déconstruite ?
L'« éducation aux médias et à l’information » est-elle vraiment la solution pour venir à bout du complotisme qui sévit chez certains élèves. Et si le mal était plus profond ?
Pour lutter, en ces temps troublés, contre le complotisme des plus jeunes, la ministre de l’Éducation nationale a promu un nouvel enseignement spécifique[1] : « l'éducation aux médias et à l’information » (EMI). Son constat : « On explique rarement comment se fabriquent les savoirs. Les connaissances. Quels sont les enjeux et les règles qui les régissent. »[2]
« Les savoirs » ? La ministre confondrait-elle « l’information » diffusée par les médias et « les savoirs » enseignés à l’école ? Les deux n’ont pourtant pas grand-chose à voir : les uns, après avoir subi l’épreuve du temps, sont patiemment choisis, organisés, adaptés par les enseignants pour permettre aux élèves de se les approprier. Au contraire, l'information, immédiate et continue, renvoie à une actualité chaotique et brute, souvent incertaine et contradictoire, même pour des adultes avertis. Il revient précisément aux médias journalistiques de mener un difficile travail de validation, de contradiction, de synthèse et de mise en perspective.
Dès lors supposer que les élèves seraient capables de mener ce travail éminemment complexe semble très étonnant. Et vouloir mettre à jour la « fabrique de l’image et des informations » – sauf à penser, dans une nouvelle confusion, que « les médias » désignent les blogs et réseaux sociaux −, c’est laisser croire que les médias institutionnels (télévision, radio, presse, sites d'information) ne sont pas dignes de confiance, ce dont ces médias souffrent déjà beaucoup[3]. Certaines initiatives de journalistes, proposant de montrer comment tourner un sujet « bidon » ou « trafiquer la Une d'un journal »[4], risquent de produire l'effet inverse à celui recherché.
Bien sûr qu’une image peut être détournée ou falsifiée. Les élèves le savent, qui doutaient, pour certains, des images diffusés dans les médias institutionnels après les attentats de Charlie Hebdo. Bien sûr qu’il faut distinguer les médias institutionnels d’autres médias plus informels : mais en gardant à l'esprit que c’est précisément sur cette distinction que s'appuie le complotisme. Dès lors, ce qui est présenté comme une « éducation », avec la morale « citoyenne » qui l’accompagne, risque bien dès lors d’être perçu, non sans une certaine raison, comme un endoctrinement. Pour citer Condorcet dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791) :
« […] la liberté de ces opinions ne serait plus qu'illusoire, si la société s'emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu'elles doivent croire. »
À vrai dire, cette « éducation aux médias et à l'information » n'est que le dernier avatar d’une conception moderne de l’éducation, assignant à chaque préoccupation sociale une compétence spécifique s’ajoutant, en strates successives, aux missions de l’école : les “éducations à” (éducation à la santé et à la sexualité, éducation à la citoyenneté, éducation à la défense, éducation au développement durable, éducation à l'image, au cinéma et à l'audiovisuel, éducation à l'orientation, éducation au goût, à la nutrition et à la culture alimentaire, éducation et sensibilisation à la sécurité routière etc.).
Plus généralement, cette conception entre dans la logique d’un “enseignement par compétences” qui s’efforce de remplacer les connaissances disciplinaires par des compétences aussi fragmentées que nébuleuses, confondant par exemple savoir et “savoir être”.
Il y aurait ainsi une “compétence” spécifique pour appréhender l'information dans les médias, que les élèves pourraient valider indépendamment des autres. Malheureusement, l’esprit critique procède essentiellement d'une formation générale qui précisément est l’enjeu de l’école : acquérir une solide culture et une solide capacité de raisonnement.
Non, la seule éducation aux médias et à l’information efficace, c’est l’éducation tout court.
La ministre le dit très justement : « Opposer au complotisme, à son emprise, et à la fascination qu’il exerce, les forces qui sont les nôtres : celles du savoir, de la rigueur, et de la réflexion ». Pour ce faire, nul besoin d’une éducation spécifique. La compréhension du sens des mots, de leurs connotations, la maîtrise des liens logiques, la connaissance des procédés des discours, la possession plus générale d'un cadre de pensée du monde : historique, géographique, mathématique, scientifique. Voilà ce qui permet d’espérer – sans garantie ! − qu’un élève, au terme de la scolarité obligatoire, sera à même d’exercer son esprit critique, dans l’idéal de Condorcet : disposer les hommes par éducation « à raisonner juste, à saisir les vérités qu'on leur présente, à rejeter les erreurs dont on veut les rendre victimes »[5]. Comment les élèves distingueraient-ils le bon grain de l'ivraie sur Internet quand leur compréhension élémentaire de l'écrit est défaillante ? Nous en avions fait la démonstration ici.
Hélas, notre École républicaine faillit de plus en plus à assurer cette mission. Comment, par exemple, comprendre tout l'implicite de l'expression « Je suis Charlie » sans ses antécédents historiques, de Cicéron à Kennedy ? Beaucoup d'élèves n'y ont vu qu'une brutale injonction d'identification.
Pour un élève égaré dans sa propre langue, confondant la cause et la conséquence et sans repères solides dans l'espace et le temps, quel sens peut bien avoir une bien pauvre « éducation aux médias et à l’information » ?
L’ère du soupçon scolaire
Or il faut bien constater que l’École elle-même contribue aujourd’hui à son propre naufrage.
Depuis les années 1960, la prise de conscience que l’école, inégalitaire, était le lieu d’une reproduction sociale a déclenché une révolution scolaire, dans les structures comme dans la pédagogie. Dès lors, dans un étrange renversement de perspective au moment de sa démocratisation, l’école n’a plus été conçue comme le lieu d’une émancipation, mais, au contraire, d’une aliénation, d’une « violence symbolique ». La transmission scolaire elle-même est vue avec la plus grande suspicion : agents malgré eux de la reproduction sociale, les maîtres deviennent des ennemis de classe. La discrimination dont on l'accuse, d’abord sociale, est même devenue aujourd’hui raciale et religieuse[6]. L’autorité des maîtres, avec tout ce qu’elle comporte de magistral, est une domination de tyrans.
Le savoir, notamment sous ses formes les plus traditionnelles, est devenu symbole de distinction sociale[7]. La culture scolaire est présentée comme une « culture dominante » imposée aux « dominés », aussi arbitraire que stérile : elle est constamment relativisée, délégitimée, raillée, non seulement en dehors de l’école mais, de plus en plus, dans l’École elle-même.
Celle-ci ne doit plus ouvrir au monde : l’École est, au contraire, sommée de s’ouvrir au monde et notamment à celui des élèves, à leur langue, à leurs goûts et à leur culture supposés. N'offrant que la rencontre du Même, cette ouverture dissimule une terrifiante fermeture.
En français, l’élève, tel le lector in fabula adulte dans l’opera aperta d'Umberto Eco, est invité à aborder les textes au travers de sa propre subjectivité : toute lecture analytique et distanciée, parce que guidée par l’enseignant, est conçue comme un empêchement d’entrer dans les textes.
D’une manière générale, en vertu d’une sorte d’émancipation prématurée, les « apprenants » sont considérés comme des simili-adultes, avec des droits similaires et des capacités comparables. Au centre d’un système éducatif, les élèves autonomes deviennent « acteurs de leurs apprentissages », « enfants-chercheurs » réinventant même le savoir. Avec le constructivisme, il ne s’agit plus d’apprendre mais d’« apprendre à apprendre ». La perte d’autorité scolaire, quant à elle, laisse de plus en plus le champ libre à toutes les autorités extra-scolaires[8].
Dans les faits, ce soupçon scolaire s’est révélé désastreux : démocratisée, l’école est bien plus inégalitaire qu’elle ne l’était il y a cinquante ans car tout ce qui s'apprend peut être source de reproduction des inégalités dans une école qui n'apprend plus. Il n’est jusqu’à l’enseignement de la lecture qui n’ait été déconstruit totalement dans cette tabula rasa pédagogique : les élèves sont aujourd'hui de bien piètres lecteurs, même à l'issue de la scolarité obligatoire. Ce qui importe désormais de plus en plus à l'école des compétences, c'est l'engagement, la créativité. Ainsi, dans le nouveau socle commun, il n’est nulle part fait mention d’enseigner à l’élève « les systèmes naturels et les systèmes techniques » mais bien « d'éveiller sa curiosité, son envie de se poser des questions, de chercher des réponses et d'inventer ».
Point d’orgue de cette révolution consternante : avec la Refondation de l'École, les maîtres sont même invités à enseigner ce qu’ils ne savent pas, ou à apprendre avec les élèves, voire à apprendre des élèves. La parole du maître elle-même doit être mise en doute par l’exercice du « libre examen », sur le modèle de l’esprit scientifique[9]. Le constructivisme, sur le modèle philosophique cartésien, est avant tout un enseignement de la défiance. Philippe Meirieu de déclarer ainsi encore récemment :
« Pour aider nos élèves à distinguer les savoirs et les croyances, nous ne pouvons pas enseigner nos savoirs comme des croyances... »[10]
On peut et on doit évidemment opposer à ce relativisme la conclusion d’Émile Durkheim dans l’article « Éducation » du Dictionnaire de la pédagogie de Ferdinand Buisson :
« L'autorité du maître n'est qu'un aspect de l'autorité du devoir et de la raison. L'enfant doit donc être exercé à la reconnaître dans la parole de l'éducateur et à en subir l’ascendant ; c'est à cette condition qu'il saura plus tard la retrouver dans sa conscience et y déférer. »
Internet et la Caverne
Mais le pire est peut-être à venir. Quand cette première révolution a montré au bout de quelques décennies son caractère délétère, la “ révolution numérique” se propose de la parachever. Les nouvelles technologies donnent en effet un nouveau souffle inespéré aux nouvelles pédagogies, et le Ministère de l'Éducation nationale verse désormais dans le numérisme le plus atterrant.
Miracle moderne : les maîtres, jaloux de leurs savoirs, n’en ont plus le monopole. Internet est conçu comme le nouveau lieu de la « diffusion des savoirs », comme en atteste la bible du numérisme : Petite Poucette (2012)[11]. Pour Michel Serres, le savoir est aujourd’hui disponible en ligne[12] et la disparition de l’École obscurantiste est une bonne nouvelle. Il faut lire ces lignes sidérantes du vieux philosophe :
« Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c’est fait. […]
Ne dites surtout pas que l’élève manque des fonctions cognitives qui permettent d’assimiler le savoir ainsi distribué, puisque, justement, ces fonctions se transforment avec le support et par lui. […]
Pourquoi [Petite Poucette] bavarde-t-elle, parmi le brouhaha de ses bavards camarades ? Parce que, ce savoir annoncé, tout le monde l’a déjà. En entier. À disposition. Sous la main. Accessible par Web, Wikipédia, portable, par n’importe quel portail. Expliqué, documenté, illustré, sans plus d’erreurs que dans les meilleures encyclopédies. Nul n’a plus besoin des porte-voix d’antan, sauf si l’un, original et rare, invente.
Fin de l’ère du savoir. […]
Pourquoi Petite Poucette s’intéresse-t-elle de moins en moins à ce que dit le porte-voix ? Parce que, devant l’offre croissante de savoir en nappe immense, partout et toujours accessible, une offre ponctuelle et singulière devient dérisoire. […]
Nouveauté. L’aise de l’accès donne à Petite Poucette, comme à tout le monde, des poches pleines de savoir, sous les mouchoirs. Les corps peuvent sortir de la Caverne où l’attention, le silence et la courbure des dos les ligotaient aux chaises comme par des chaînes. […]
Jadis prisonniers, les Petits Poucets se libèrent des chaînes de la Caverne multimillénaire qui les attachaient, immobiles et silencieux, à leur place, bouche cousue, cul posé. »
Comment les élèves ne feraient-ils pas davantage confiance à cet Internet libérateur ?
Constructivisme, mise en doute de la parole de l’enseignant et aujourd'hui numérisme : avec les meilleures intentions du monde, on a peu à peu érigé un enseignement de la défiance, dans lequel l'enseignant et ce qu'il enseigne sont de plus en plus priés de s'effacer. Les résultats sont évidemment catastrophiques.
En somme, avec son « éducation aux médias et à l’information », le Ministère de l'Éducation nationale propose une solution bien naïve à ce qui n'est qu'un symptôme : en réalité, le mal vient de plus loin.
Car − constat terrible pour nous, enseignants du XXIe siècle − c’est bien aussi sur les débris de cet enseignement de la défiance que prospère le complotisme.
Notes
[2] Discours de Najat Vallaud-Belkacem : « Réagir face aux théories du complot » (9 février 2016)
[3] Il est vrai que le dernier baromètre TNS-Sofres de confiance dans les médias (janvier 2015) n’était guère encourageant : les Français sont plus méfiants à l’égard de la télévision (40%) que d’Internet (36%). De même seuls 30% à 31% des Français pensant que les médias sont indépendants et résistent aux pressions des partis politiques, du pouvoir et de l’argent.
[4] « VousNousIls » du 15 mars 2013 : « Thomas Sotto : « Sens Critique » outille les élèves contre la désinformation ».
[5] Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791), I, I, 3.
[6] Voir nos articles :
« Le retour de la lutte des classes » (11 mai 2014)
« A la tête du client » (10 janvier 2016)
[7] On a pu le voir encore récemment à l’occasion de la polémique sur les rectifications orthographiques, où l’on a vu des élites bien intentionnées et paternalistes fustiger l’orthographe au non d’un snobisme progressiste aux effets ravageurs sur les publics les plus éloignés de l’école.
[8] Sur « Skholè », Julien Gautier « Transmettre, apprendre » - recension de l'ouvrage de Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi » (21 mai 2014)
« Thèse de David Riesman : plus l’individu est délesté des normes de conduite « extradéterminées » ou transmises par la tradition, plus il est sensible aux propositions venant de son environnement et à l’adoption de schèmes de pensée et de comportements transmis par les médias, les magazines, les réseaux entre pairs… »
[9] Philippe Meirieu, pour asseoir ce relativisme, cite Élie Pécaut dans la première version du Dictionnaire de la pédagogie de Ferdinand Buisson. Cet article quelque peu scientiste a été retiré de la version définitive.
« Il ne s’agit rien de moins que de fonder dans l’enfant ce que nous appelons l’esprit scientifique, c’est-à-dire l’habitude du libre examen, cette pratique du doute préalable et de la recherche personnelle »
On se souvient de la confusion volontaire entre culture scolaire et culture scientifique faite par Philippe Meirieu citant Gaston Bachelard à l’occasion du récent Forum des enseignants innovants.
[10] Sur Twitter le 11 février 2016.
[11] Voir notre article : « L’acculture en Serres » (13 janvier 2013)
[12] Voir notre article : « Je google donc je sais » (9 septembre 2012)