Le grand complot des anti-pédagogues
Comment disqualifier ceux qui estiment encore la tradition de l'école républicaine ?
Non, les pédagogies toujours plus innovantes qui organisent la révolution permanente dans l’école depuis des décennies ne sont pas responsables de son naufrage, naufrage que les promoteurs des sciences de l’éducation ont d’ailleurs consciencieusement nié pendant longtemps, avant de se convertir tout récemment – face à l’évidence – à un prude déclinisme[1].
Comment expliquer ce naufrage malgré notre nouvelle pédagogie toute scientifique ? Les nouveaux pédagogues ont su se souvenir d’une théorie bien commode : la bonne vieille lutte des classes. Et c'est ainsi qu'à l’occasion de leur cinquantenaire, Les Héritiers (1964) du sociologue Pierre Bourdieu – ainsi que La Reproduction (1970) – ont de nouveau été mis à contribution : il est vrai qu’en un demi-siècle l’école française n’a guère changé !
Dès lors, pas besoin de chercher bien loin les coupables : ce sont ceux qui, aux avant-postes de l'école, déploraient – avant tout le monde – son échec patent, les tenants de l’instruction, de la transmission : les enseignants de l’école publique eux-mêmes. Drapés dans de beaux principes républicains, déplorant le naufrage de l’école publique, ils l’organisaient eux-mêmes, s’assurant de l’échec des uns pour permettre la réussite des autres et assurer ainsi une reproduction sociale à laquelle ils consentent, voire dans laquelle ils trouvent leur compte.
Dans tous les médias, comme nous l'allons voir, le mot d'ordre est désormais donné : pas de quartiers pour les tenants de l'école républicaine !
Inégalités… ou exclusion, discrimination et ségrégation ?
Exclusion, discrimination et ségrégation : ces mots n'ont plus de sens. Ainsi pour Paul Raoult, président d’une fédération de parents d’élèves progressiste, les exclusions définitives dont certains élèves sont les malheureuses victimes (...avant d’être affectés dans un autre établissement) s’apparentent à une forme d’« exclusion » sociale :
Le nombre de conseils de discipline et d'exclusions définitives des établissements a continué de croître. Aujourd'hui, sur le même modèle que le reste de la société, l'école est devenue un système d'exclusion.[2]
De même s'agissant des « inégalités » dans l’école. Il est vrai qu’elles sont de plus en plus criantes : la France a même été sacrée récemment par « Le Monde » « championne des inégalités scolaires » dans le monde (ce qui ne manquera pas d’étonner d’ailleurs, compte tenu que certains systèmes scolaires ne scolarisent pas tous les enfants dans le secondaire). Mais ces inégalités ne sont-elles acceptées par certains au nom d’une idéologie délétère, demande « Le Nouvel observateur » ?
Non seulement l’école de la République ne réduit pas les inégalités sociales, mais elle les légitime par son discours sur le « mérite » scolaire.[3]
Alain Boissinot, président du tout nouveau Conseil supérieur des programmes, va plus loin encore : l'école française « aime l’échec »[4].
Pour ce qui est du « mérite », il n’existe point et le niveau scolaire sert d'exécrable prétexte à une exécrable exclusion, comme on peut le lire dans « L'Express » ou « Le Monde » :
[...] toutes les études prouvent que la « méritocratie républicaine élitiste », tendanciellement, ne fait qu'entériner les privilèges de la naissance, comme au bon vieux temps de l'Ancien Régime.[5]
La chute peut continuer encore : notre élite, déjà maigre en pourcentage d'une génération, pourrait se racornir encore si on continue à saper sa base en excluant des enfants qui ne sont simplement pas nés au bon endroit. Une interrogation : l'Ancien Régime était-il si différent ?[6]
A ce compte les enseignants de l’école publique ne sont pas des défenseurs de la République, mais les agents serviles de la Réaction. L'analogie décomplexée avec l’« Ancien Régime » fait florès et Claude Lelièvre, historien de l’éducation a ainsi pu mettre en cause Natacha Polony :
On peut certes (pourquoi pas ?) choisir la position de Condorcet, qui se résume en sa formule: « l'éducation dans les limites de l'instruction »; étant entendu que pour lui cette « instruction » c'est la culture du jugement (dûment « informé ») qui ne saurait se confondre de quelque façon que ce soit avec le « lire, écrire, compter », avec l'apprentissage des « rudiments », avec un primaire rudimentaire. Car Condorcet - lui- est républicain, partisan d'une école républicaine et non d'une école d'Ancien Régime.[7]
Finalement les défenseurs « républicains » de l’école seraient anti-républicains : il fallait en effet y penser !
Et à bien y réfléchir le terme « inégalités » est d’ailleurs bien trop faible. L’école fonctionne, comme l’affirme elle-même l’ex-ministre déléguée à la réussite éducative donnant ainsi raison aux élèves trouvant à bon compte la raison de leur échec, selon rien moins qu'un « mécanisme discriminatoire » :
L'école qui est pétrie de morale laïque, qui veut lutter pour l'égalité se retrouve en train de laisser perdurer des situations de discrimination. On n'a qu'à aller en lycée professionnel voir les jeunes qui y sont et on comprend pourquoi pour eux ça correspond à une logique discriminatoire. »[8]
Mais comment une telle « discrimination » est-elle possible ? Pour certains, face à « la réalité du caractère discriminatoire de l'école sur le plan social mais aussi sur le plan ethnique », il faut dire les choses crûment, quitte à laisser planer le doute sur l'éthique des enseignants, comme fait le « Café pédagogique » malgré ses dénégations :
Levons d'emblée un doute. Les acteurs du système éducatif, à commencer par les enseignants, sont certainement parmi les moins susceptibles d'être imprégnés d'idées racistes. Cette idéologie est exactement l'antithèse des bases du métier d'enseignant. […] Pourtant le système éducatif est parfaitement discriminatoire. C'est ce que nous dit Pisa 2012. En France les résultats scolaires sont liés plus qu'ailleurs à l'origine ethnique et pas seulement au niveau social.[9]
Il y a un lien étroit entre ces discriminations, l'échec scolaire et le rejet par l'Ecole de la diversité culturelle.[10]
Et peu importe si nulle part, dans les quatre tomes de PISA 2012, le terme « discrimination » n’est employé : le courageux journaliste du « Café » ne recule devant les mots ni de « discrimination raciale » ni de « ségrégation scolaire »[11], sans indiquer hélas quels sont les responsables occultes de ces graves discriminations, de ce complot contre la « diversité culturelle ». Qui décide en effet, dans le secret de nos écoles, de nos collèges et de nos lycées de recruter les élèves, de leur offrir des options, de les regrouper dans des classes ou de les évaluer en fonction de leur milieu social, de leur origine ou de leur couleur de peau ?
Machine à élite, machine à échec ?
Cible désignée des progressistes : l’élitisme républicain bien sûr, que les plus progressistes ne veulent pas rendre plus équitable mais tout simplement supprimer pour lui substituer l’éclatante réussite de tous... sans qu’on sache bien ce qu’on entend par là.
Pour supprimer l’échec scolaire, on a pourtant mis « l’élève au centre du système éducatif » depuis un quart de siècle (1989-2014)[12], avec la mise en place des cycles (et leur corollaire : les passages automatiques et les corridors de l'échec scolaire), la suppression du redoublement, du travail à la maison, l’allongement progressif de la scolarité de tous les élèves (le lycée pour tous ou presque avec 85% d’une génération au niveau du Baccalauréat en 2012), l'accessibilité (au sens de l'ouverture au handicap) de tous les examens[13] : le taux d’accès d’une génération au baccalauréat général a ainsi quasiment quadruplé, passant de moins de 12% en 1964 (quand Pierre Bourdieu publiait Les Héritiers) à 37,1% en 2012 (et même 52,7% en incluant les séries technologiques et 76,7% en incluant les séries professionnelles), cette réussite est bien là. Les mentions elles sont passées de 32,9% en 2002 à 45,8% en 2012[14]. Plus des trois-quarts d’une génération obtiennent aujourd’hui le Baccalauréat (dont plus de la moitié avec une mention) et peuvent prétendre entrer à l’université. Où est l'échec ? Où est l'élitisme ?
Pour s’assurer d’une équité plus grande entre les différentes voies au lycée, on a aligné la voie professionnelle sur les autres voies (en supprimant opportunément une année de scolarisation). Les bulletins des élèves qui ne travaillent pas ou perturbateurs ou absentéistes, avec leurs mentions négatives, ne sont plus joints au dossier des élèves pour l'affectation au lycée afin de leur donner autant de chances qu'aux autres. Et on met actuellement en place l’orientation choisie en fin de troisième, quel que soit le niveau de l'élève. Dans le supérieur, des quotas cache-misère sont mis en place pour faire entrer les élèves de la voie professionnelle dans les IUT comme ils l'ont été pour certains lycées de zone prioritaires à Sciences-Po.
Dans ces conditions on peut se demander comment on peut encore parler d’un système d’exclusion quand jamais aussi peu d’élèves, dans l'histoire de la République, n’ont quitté le système scolaire sans diplôme.
Reste malheureusement une inégalité que l’on ne peut pas supprimer et qui aurait tendance à s’aggraver : le niveau scolaire lui-même. Le recrutement en classe préparatoire, nouvel abcès de fixation des pédagogues progressistes, continue — il est vrai — de témoigner cruellement, malgré sa réussite apparente, de l’échec de l’ensemble du système puisque les inégalités s'y sont creusées, ainsi que le souligne régulièrement « Le Monde » :
Des dizaines de rapports ont mis en lumière le grand écart entre les beaux discours sur l’égalité des chances et un « élitisme républicain » qui profite à l’élite beaucoup plus qu’à la République.[15]
La France est le pays du grand écart scolaire et d'un « élitisme républicain », selon la formule consacrée, qui profite à l'élite plus qu'à la République.[16]
Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, n’y va pas par quatre chemins :
Dans la suite du cursus scolaire, du primaire au lycée, l’« élitisme républicain » de notre système éducatif est, au fond, un élitisme social. Les programmes, la place des savoirs théoriques, l’évaluation-sanction répétée, sont taillés sur mesure pour les enfants de diplômés, en particulier d’enseignants (ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’ils réussiront tous, pour peu qu’ils n’entrent pas dans le « moule », leur « échec » est encore plus difficile) qui maîtrisent le code de l’école. 90% de leurs enfants obtiennent le bac, deux fois plus que les enfants d’ouvriers non-qualifiés : ces derniers sont-ils moins « méritants », moins « intelligents » ?[17]
Ainsi, selon Louis Maurin, les enseignants appartiendraient à « l’élite sociale », ce qui ne manque pas de faire sourire compte tenu du déclassement social continu de ceux que les médias appellent aujourd’hui vulgairement les « profs ». Sa critique des programmes et des méthodes pédagogiques ne fait que répéter, comme une récitation et près d’un demi-siècle après, le crédo de Pierre Bourdieu, comme si les nouvelles pédagogies n’avaient pas envahi l’école, les programmes, les examens, la formation des enseignants. Pour lui, comme en 1970, la « culture dominante » garderait pour principale fonction d’exclure les « classes dominées »[18] :
Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel.
Souvenons-nous en effet des diatribes cinglantes, et toujours d'actualité, de Pierre Bourdieu contre « la langue bourgeoise », « la dissertation à la française », le « cours ex cathedra » (et sa « théodicée magistrale » condamnant les mauvais élèves prédestinés en quelque sorte à l’échec), les examens rappelant le « système mandarinal » de la Chine classique… Autant de critiques contre les contenus et les méthodes aussi pertinentes pour le primaire et le secondaire que pour le supérieur. Nos professeurs des écoles, par exemple, ne mesurent pas assez avec quelle « violence symbolique » ils imposent, en cherchant à développer les capacités de compréhension et d’expression en français de leurs élèves, un détestable « arbitraire culturel ».
De même, en fin de secondaire, on continue en 2014 d’imposer aux candidats au Baccalauréat « la maîtrise savante de la langue savante ». Ainsi, en français par exemple, les consignes de correction pénalisent jusqu'à quatre points « une syntaxe et un lexique défaillants au point d’altérer l’intelligibilité de nombreux passages » ![19]
En son temps Pierre Bourdieu se faisait déjà accusateur de la « pédagogie traditionnelle comme non-pédagogie », rien moins :
Lorsque, par la hauteur de leur discours, ils supposent un public dont les aptitudes à la réception se distribueraient selon une courbe en J, c'est-à-dire où le plus grand nombre de sujets répondraient aux exigences maximales de l'émetteur, les professeurs trahissent leur nostalgie du paradis pédagogique de l'enseignement traditionnel où ils pouvaient se dispenser de toute conscience pédagogique.
Un demi-siècle plus tard « Le Monde » porte l’estocade, sans s'émouvoir de la contradiction avec l'accès record en 2012 d'une génération au Baccalauréat :
De fabrique de citoyens, [l’école] a mué en une machine à broyer, à produire de l'échec, de l'exclusion. En 2013, l'école de Jules Ferry refuse les savoirs de base à un jeune sur cinq.[20]
La France des décideurs a-t-elle réellement envie d’offrir aux élèves les plus fragiles les armes intellectuelles dont disposent les enfants des familles aisées et cultivées ?[21]
C’est ainsi reprendre la séduisante thèse de Christian Baudelot et Roger Establet dans L'École capitaliste (1971) — les mêmes qui ont publié Le Niveau monte (1990), sous-titré « réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles »... — thèse selon laquelle le système scolaire est un instrument de domination aux mains de la bourgeoisie. De fait, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu en 1970, les enseignants, au service des « classes dominantes », veillent à empêcher les « classes dominées » de réussir, sans même s’en rendre compte. Leur liberté pédagogique même est un instrument d'oppression sociale :
L'illusion de l'autonomie absolue du système d’enseignement n'est jamais aussi forte qu'avec la fonctionnarisation complète du corps enseignant dans la mesure où, avec le traitement versé par l'Etat ou l'institution universitaire, le professeur n'est plus rétribué par le client […] et se trouve donc dans les conditions les plus favorables pour méconnaître la vérité objective de sa tâche (e.g. idéologie du « désintéressement »). […]
En concédant à l'enseignant le droit et le pouvoir de détourner au profit de sa personne l'autorité de l'institution, le système scolaire s'assure le plus sûr moyen d'obtenir du fonctionnaire qu'il mette toutes les ressources et tout le zèle de la personne au service de l'institution et, par là, de la fonction sociale de l'institution. […]
Anciens bons élèves qui voudraient n'avoir pour élèves que de futurs professeurs, les enseignants sont prédisposés par toute leur formation et par toute leur expérience scolaire à entrer dans le jeu de l'institution.
Quarante-quatre ans plus tard, Luc Le Vaillant de « Libération » continue de penser que « Les profs pinaillent au demi-point pour reproduire l’existant social »[22]. Et si l’on porte un regard plus historique sur l’école, le grand complot apparaît comme particulièrement pervers, comme le souligne Emmanuel Davidenkoff de « L’Étudiant ». La démocratisation du secondaire serait elle-même un odieux complot visant à assoir les inégalités et perpétuer la ségrégation sociale !
Pour l’heure le collège reste donc le réacteur nucléaire du modèle méritocratique, l’arme fatale de l’élitisme républicain : il trie formidablement, sur des critères prétendument scolaires qui – surprise ! – se calquent en fait sur les catégories sociales. Si tel n’est pas le but recherché, pourquoi ne pas avoir profondément réformé le collège depuis quarante ans, alors qu’il apparaissait chaque année plus clair que la formule retenue au milieu des années 1970, celle du collège « unique » était, au mieux, un leurre destiné à se conformer à la doxa égalitariste, au pire un piège cynique destiné à rationaliser, à légitimer l’ordre social issu de la naissance ?[23]
Les enseignants, profiteurs du système
Si la démocratisation du secondaire n’a pas fonctionné, ce n’est parce que les pédagogies nouvelles n'ont pas obtenu les résultats escomptés mais bien sûr parce qu’elles n’ont pas été suffisamment appliquées. Ces pédagogies salvatrices ont en effet été consciencieusement sapées par les enseignants, jaloux de leurs privilèges, dans le but inavoué de faire échouer la réussite de tous !
A titre d'exemple récent l’opposition à la réforme progressiste des nouveaux rythmes scolaires, aussi aberrants qu’inutiles, a ainsi été mise sur le compte d’un « corporatisme »[24] des enseignants, nécessairement opposés à « l’intérêt de l’enfant ». Et peu importe que des chronobiologistes sensés ou des élus de gauche[25] aient montré l'aberration ou les vrais enjeux de ces nouveaux rythmes.
Pour Brice Couturier de « France Culture » les enseignants et leurs syndicats sont les principaux responsables de ce grand complot :
Le système fonctionne au bénéfice des classes intellectuelles supérieures, dont il assure la reproduction : la moitié des enfants d’enseignants fréquentent une filière S, 21 % des enfants de professeurs et de professions libérales sont en classe prépa, contre moins de 1 % des enfants d’ouvriers non qualifiés. Or, comme le dit François Dubet dans une récente interview au Monde, « le poids politique des bénéficiaires du système est bien plus important que leur poids démographique ». De concert avec les syndicats d’enseignants, ils bloquent toute réforme. Jusqu’à quand ?[26]
Les enfants d’enseignants ne peuvent évidemment pas réussir parce que leurs parents, impliqués dans la scolarité de leurs enfants, connaissent la valeur du travail, de la patience, de l’effort et de l’exigence. Mais non : les parents d’enseignants pratiquent le délit d’initié parce qu’ils connaissent les arcanes secrets de la réussite, les bonnes méthodes à suivre, les bonnes options à choisir (et qui leur sont d’ailleurs exclusivement réservées), les bonnes filières à suivre, les bons lycées à demander etc.
Louis Maurin accuse l'égoïsme des enseignants :
Même à gauche, certains n’ont pas intérêt à changer l’école […] Il y a dans notre pays des intérêts convergents, qui traversent largement l’espace politique, et sont en grande partie représentés à gauche dans le milieu enseignant. Et pour de nombreuses raisons. Des mauvaises, pas tout à fait avouées : on veut faire l’école pour nos enfants, parce que ça nous allait bien à nous, anciens bons élèves qui avons bien réussi, et que ça va bien également à nos rejetons.[27]
Le sociologue François Dubet ne mâche pas ses mots :
Le premier est une tradition élitiste obsédée précocement par les notes, les classements, les redoublements, les orientations irréversibles. Tradition dans laquelle le modèle pédagogique et les programmes chargés de sélectionner les élites déterminent la totalité des pratiques pédagogiques en amont des niveaux élitistes eux-mêmes. Et on voit bien comment les enseignants y restent profondément attachés par amour des disciplines enseignées dont ils craignent la baisse du niveau, mais aussi parce que leurs enfants bénéficient très largement de ce modèle.[28]
Eric Le Boucher, directeur du magazine « Enjeux – Les Échos », dénonce le scandale avec des comparaison pleines de mesure :
Ne réussissent statistiquement en France que les élèves accompagnés le soir par leurs parents, qui refont les cours, qui aident, qui connaissent les filières, qui trouvent des appuis internes. L'Education nationale française, celle de l'égalité républicaine, la sélection par le mérite, est devenue pire que la Chine: elle ne sert plus qu'à promouvoir les fils du Parti, le parti scolaire. […] La captation du sommet par les membres du Parti s'accompagne d'un abandon par les mêmes des enfants du bas.[29]
L’accusation vient parfois d'un enseignant, particulièrement aimable avec ses propres collègues :
Mais le rêve de beaucoup, même chez des enseignants « de gauche », n’est-il pas finalement que l’enseignement secondaire redevienne ce qu’il était à son origine : un enseignement de classe ?[30]
C'est vrai qu'on pourrait rêver que la classe redevienne enfin la classe : le lieu où l'on apprend !
Les « républicains », cible à abattre
Comment continuer à appliquer les pédagogies nouvelles, voire les étendre (grâce notamment aux nouvelles technologies), quand le désastre est à ce point patent ?
Eh bien désigner les enseignants « républicains » (avant qu'un parti politique de droite ne préempte cette appellation) comme les adversaires de la démocratisation a deux vertus : faire oublier la responsabilité des nouvelles pédagogies dans ce naufrage (on a réussi — avec les meilleures intentions du monde et une débauche de moyens de formation nouveaux — ce miracle de faire réussir encore moins ceux qui réussissaient déjà difficilement) et camper les nouveaux pédagogues comme seuls défenseurs du Bien. Il s’agit de convaincre que le camp républicain ne peut pas être de gauche. Ou plutôt qu'il n'y a qu'une seule gauche, la gauche du réformisme pédagogique. D'ailleurs critiquer l’échec de la démocratisation de l’école, c’est en critiquer le principe.
Même s'ils se revendiquent de gauche, les « républicains » sont nécessairement de droite, ce qui aux yeux des progressistes vaut la pire des accusations. Et tant pis si de nombreuses voix à gauche témoignent que c'est tout le contraire (il faut à ce sujet relire la vivifiante tribune de Jean Robelin dans « L’Humanité »[31]) et que les grandes déconvenues électorales du parti socialiste s'expliquent surtout par l'immense désillusion des enseignants face à une gauche gouvernementale qui ne comprend plus rien aux enjeux de l'école.
Le président des « Cahiers pédagogiques », monument (aux morts) des nouvelles pédagogies, s'épargne toute remise en cause en s'arrogeant le droit de choisir ceux de ses adversaires qui sont fréquentables et en discréditant les autres :
Je sais aussi faire la différence entre ceux qui s’interrogent sincèrement et ceux qui pensent l’autre camp uniquement en termes d’adversaires. Et entre ceux qui dans leurs actions et pas seulement leurs discours, ne se résignent pas au fatalisme du déterminisme social et ont comme objectif une école vraiment démocratique et ceux qui, par leurs pratiques, permettent à l’École de n'être qu’un éventuel moyen de renouveler les élites tout en préservant l’ordre établi et les inégalités sociales, mon choix est fait. C’est là qu’est mon engagement militant.[32]
Nul doute que les enseignants soucieux de préserver les inégalités sociales sont très nombreux !
Ainsi, au lieu de faire le procès des nouvelles pédagogies, mieux vaut faire le procès de ceux qui les ont critiquées : ils n’avaient — comme l’Âne dans « Les Animaux malades de la peste » — qu’à ne pas dire la vérité : haro sur le baudet !
Dès lors tous les amalgames sont permis. Luc Cédelle, ancien journaliste du « Monde », dénonce ainsi une « convergence flagrante » entre le « catéchisme anti-pédago » de la « réacosphère éducative » et les discours des anti-genres ou de la « nouvelle extrême droite soralo-dieudonniste »[33]. On pourrait pourtant démontrer le contraire : ceux qui veulent à tout prix libéraliser l’enseignement en démantelant l’école publique trouvent de terrifiants terrains d’entente avec les nouveaux pédagogues[34].
Mais souvenons-nous : en son temps Albert Camus, enfant de l’école publique et plus tard mauvaise conscience de la gauche morale germanopratine, parce qu’il s’opposait au totalitarisme soviétique ou au terrorisme du FLN, fut qualifié de réactionnaire et condamné au silence : l’Histoire a fini par lui donner raison.
En vérité les enseignants « républicains », horrifiés par les inégalités et l’abandon de l’égalité des chances[35], sont peut-être plus de gauche que ceux qui cautionnent finalement la même politique éducative désastreuse menée par les partis de gouvernement, qu’ils soient de droite ou de gauche, politique qui enterre avec une belle constance cette égalité des chances derrière des mesures démagogiques créatrices de vraies inégalités.
En ces temps de crise de confiance en l'école il ne manquait plus aux enseignants, au mieux supposément mal formés, au pire mal intentionnés, que d'essuyer de telles accusations.
Dans ce marasme il reste heureusement une bonne nouvelle : à bien y réfléchir, si les tenants de l'école républicaine, défenseurs de la transmission, sont taxés de conservatisme, on ne pourrait, à vrai dire, leur adresser de plus bel éloge : le latin servare ne signifie-t-il pas aussi « sauver » ?
De ce point de vue concluons avec ces mots consolants d'Hannah Arendt, admiratrice de Camus, et qui avait compris dès 1961 ce que serait la « crise de l’école » :
Il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. […] C'est justement, pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine.[36]
Notes
[1] A relire notamment cet article de Julie Chupin dans « Le Monde de l’éducation » de novembre 2003 : « Alors comment combattre cette illusion commune d'une baisse de niveau généralisée qui mine la confiance des citoyens dans l'école ? ». Une exégèse amusante de l’article en est proposée sur le site de Michel Delord.
[2] FCPE, Lettre d'information n°26 (janvier 2014) : « Quand procédures disciplinaires riment avec exclusions »
[3] Arnaud Gonzague, « Le Nouvel observateur » du 4 mai 2013 « Ecole française = fabrique d’inégalités » (à propos de l’essai de Camille Peugny Le Destin au berceau).
[4] « Le Nouvel Observateur » du 9 mai 2014 : « Mais pourquoi l'école française aime tant l'échec ? »
[5] Emmanuel Davidenkoff « L'Express » du 02 mai 2014 « Comment le bac se réforme, à bas bruit »
[6] Maryline Baumard dans « Le Monde » du 7 décembre 2013 : « La schizophrénie de l'école française »
[7] « L’Express » du 18 février 2014 « L'école et les "hommes libres": Claude Lelièvre répond à Natacha Polony »
[8] Propos de George-Paul Langevin, ministre délégués à la réussite éducative, rapportés par Claude Lelièvre sur son blog « Mediapart » du 21 mars 2014 « La journée de l'élimination de la discrimination »
[9] François Jarraud dans le « Café pédagogique » du 21 mars 2014 : « 21 mars : La Journée de l'élimination de la discrimination raciale et l'école »
[10] François Jarraud dans le « Café pédagogique » du 31 janvier 2014 « JRE : Un ultime avertissement pour l'Ecole »
[11] Le « Café pédagogique » du 21 juin 2013 : « Comment l'Education nationale fabrique la ségrégation scolaire ».
[12] Loi n° 89-486 du 10 juillet 1989 (rapport annexé).
[13] Voir notre article « Diplôme de bacotille » du 20 juin 2012.
[14] INSEE, « Proportion de bacheliers ayant obtenu une mention en 2012 »
[15] « Le Monde » du 4 décembre 2013 : « Ecole : la France entre déni et hypocrisie »
[16] « Le Monde » du 7 décembre 2010 : « La France, pays du grand écart scolaire »
[17] Tribune de Louis Maurin dans « Rue89 » du 21 novembre 2013 : « Pour garder ses privilèges, l’élite de gauche accuse les ultrariches »
[18] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement (1970)
[19] « CONSIGNES DE CORRECTION - REMARQUES GENERALES :
Orthographe et langue : Une orthographe très incorrecte sera pénalisée à hauteur de 2 points. Cette pénalisation globale sera appliquée à partir de plus de 10 erreurs graves par page. Il est essentiel que toutes les copies soient traitées équitablement dans ce domaine. Si la copie manifeste également une syntaxe et un lexique défaillants au point d’altérer l’intelligibilité de nombreux passages, elle pourra être globalement sanctionnée de 4 points. Ces barèmes concernant la langue s’appliquent à l’ensemble de la copie. Si une pénalisation s’impose, elle sera mentionnée sur la copie. »
[20] Maryline Baumard, La France enfin première de la classe (2013)
[21] Caroline Brizard, citant Maryline Baumard, dans le « Nouvel Observateur » du 10 novembre 2013 : « Elève France : "Résultats en berne. Reprenez-vous" »
[22] Luc Le Vaillant dans « Libération » du 4 mars 2013 « Ecole : pour en finir avec les notes ! »
[23] Emmanuel Davidenkoff, Le Tsunami numérique (2014)
[24] Éditorial du « Monde » du 23 janvier 2013 : « L'école, ou le triomphe du corporatisme ».
[25] Francis Daspe (Front de Gauche) dans « Marianne » du 7 mai 2014 « Rythmes scolaires: n'oublions pas les enjeux idéologiques »
[26] Brice Couturier sur « France Culture » du 3 septembre 2014 « Qui a intérêt à un système scolaire qui dysfonctionne ? »
[27] « Rue89 », entretien, avec Louis Maurin le 18 septembre 2012 : « Inégalités : « Même à gauche, certains n’ont pas intérêt à changer l’école » »
[28] « inegalites.fr » du 9 mai 2014 : « François Dubet : « Aujourd’hui, l’égalité des chances tend à s’imposer et les discriminations sont devenues la figure cardinale des injustices » »
[29] Eric Le Boucher, « Slate » du 22 mai 2010 : « Le scandale de la génération X »
[30] Bernard Girard sur son blog hébergé par « Rue89 » du 28 février 2014 : « Rythmes scolaires, programmes, statut des profs : la refondation enterrée »
[31] Jean Robelin dans « L'Humanité » du 10 mars 2013 : « Tribune : La gauche et l'éducation, par Jean Robelin »
[32] Philippe Watrelot sur son blog : « A propos de neoprofs et du débat pédagogues/conservateurs en général » (27 avril 2014)
[33] Sur le blog « Interro écrite » de Luc Cédelle" du 24 janvier 2014 : « Le catéchisme « antipédago », le « gender » et la nouvelle extrême droite soralo-dieudonniste »
[34] Voir notre article sur la fondation iFRAP : « Reconnue d’inutilité publique » (4 mars 2014)
[35] Un exemple avec la réforme du lycée profitant à l’enseignement privé : « Ipesup populaire » (10 juin 2013)
[36] Hannah Arendt, « La Crise de l’éducation » dans La Crise de la culture (1961)