Des intentions affichées aux motivations réelles
C'est le nouveau dogme du ministère pour assurer la réussite de tous les élèves : la miraculeuse interdisciplinarité.
On peut évidemment s’interroger sur la pertinence, dans le premier cycle du secondaire, d’un « enseignement pratique interdisciplinaire » (pour reprendre ce jargon typique de l’Éducation nationale et qui risque bien d'être incompréhensible pour les parents les plus éloignés de l’école) rognant sur les disciplines, quand les élèves les plus fragiles éprouvent les plus grandes difficultés à maîtriser ne serait-ce que les disciplines fondamentales, même à l’issue de la scolarité obligatoire.
Mais qu'on se rassure : ainsi que les nouveaux programmes l'expliquent doctement, ces enseignements « contribuent tout particulièrement à l'acquisition de compétences complexes qui permettent aux élèves de choisir et combiner, parmi les procédures qu'ils maîtrisent, celles qui conviennent à une situation ou à une tâche non connue et complexe » (sic).
Un intérêt pédagogique ?
Tout laisse pourtant à penser que ces pratiques pédagogiques innovantes, intellectuellement séduisantes pour certains, profiteront aux meilleurs élèves[1].
De fait il existe des précédents piteux dans l’Éducation nationale : au collège les « itinéraires de découverte » (IDD) dans les années 2000, qui – déjà – avaient permis de réduire les horaires disciplinaires (en s’y ajoutant néanmoins). Et au lycée professionnel les défunts « projets pluridisciplinaires à caractère professionnel » (PPCP). Des expériences fumeuses, bien peu concluantes et dont le bilan reste étonnement discret.
Dans le lycée général actuel, les « enseignements d’exploration », l’« accompagnement personnalisé » ou les « travaux pratiques encadrés » (TPE) sont également venus, au nom des meilleures intentions pédagogiques, rogner les horaires disciplinaires sans pour autant améliorer la réussite des élèves[2]. Peu importe ! Il s’agit d’importer au collège, avec des publics plus précoces, ce qui n’a pas marché avec des publics plus âgés (tout en déplorant, par ailleurs, que le collège s’apparente à « un petit lycée »…).
Plus généralement la séquence didactique imposée dans l’enseignement du français au collège depuis le milieu des années 1990 (et de nouveau imposée dans les projets de nouveaux programmes) est un précédent instructif : le « cloisonnement » des diverses activités en français était, en effet, censé empêcher de « faire sens ». Les résultats de ce décloisonnement sont catastrophiques.
De fait, ainsi imposée extérieurement par une structure, l’interdisciplinarité est non seulement factice mais porte atteinte à l'enseignement disciplinaire (de discere apprendre), lequel nécessite de la progressivité, de la régularité, du systématisme et surtout du temps.
A la vérité les professeurs échangent volontiers entre eux et, quand ils le jugent opportun et utile, pour peu que les programmes s’y prêtent, pratiquent l’interdisciplinarité à l’intérieur de leurs cours. De fait l’interdisciplinarité a plus de sens quand elle est pratiquée librement et par un seul professeur.
Affirmer que l’interdisciplinarité permet de « donner du sens aux apprentissages », c’est laisser entendre en creux que les disciplines ne sont pas porteuses de sens par elles-mêmes, ce qui ne laisse pas d'étonner. On retrouve ici la vieille haine des nouvelles pédagogies à l’égard des disciplines.
Une atteinte à la liberté pédagogique
Dans la réforme du collège 2016, il s'agit d’imposer aux professeurs, par l'intermédiaire des conseils pédagogiques et, in fine, du conseil d'administration du collège, présidé par le chef d'établissement :
– un thème (deux thèmes seront le plus souvent fixés par niveau)
- une contrainte horaire, finalement arbitraire (pour chaque classe deux EPI par an au moins et 3h par semaine). Un projet ne nécessite en général qu’un tout petit nombre d’heures dans l’année, en aucun cas un horaire hebdomadaire, annualisé ou non.
– une pédagogie dite « active », avec des projets factices sur des thèmes nébuleux qui risquent bien d’ennuyer les élèves davantage que les cours (« transition écologique et développement durable ; sciences et société ; corps, santé, bien-être et sécurité » etc.)
– enfin des modalités de travail comme l’évaluation, la valorisation de l’oral ou le travail en équipe.
Bref, derrière la volonté de donner plus d’« autonomie » aux équipes pédagogiques, il s'agit bien de retirer progressivement aux professeurs la seule chose qui leur reste : leur liberté pédagogique, en principe garantie par le code de l’éducation[3]. Dans les nouvelles obligations de service des professeurs[4], le travail en équipe devient même une « mission » et non plus seulement une modalité de travail. Ainsi, comme dit le ministère, le professeur « ne travaillera pas seul dans sa chambrette ».
Rappelons ce propos visionnaire de Jacques Muglioni :
« Il n’y a pas d’équipe pour penser. Le groupe et l’appartenance entraînent fatalement une régression intellectuelle. Avec l’équipe pédagogique, on cherche avant tout à dégrader, à dévaluer à ses propres yeux, le corps enseignant. »[5]
Au fond, il s’agit moins d’aider les élèves que de soumettre leurs maîtres, à travers les conseils pédagogiques, à une nouvelle hiérarchie faisant des chefs d’établissement les « premiers pédagogues »[6]. C'est effectivement rassurant !
Une intention pédagogique ?
Curieusement cette réforme fondée sur un « apprentissage différent » n’est accompagnée d’aucun temps de formation pour les enseignants, un peu comme l’enseignement de l’anglais en primaire, avec les résultats que l'on constate. Et le travail en équipe pour les EPI n'est, lui, accompagné d’aucun temps de concertation. Fâcheux oublis, non ?
L’interdisciplinarité n’est en réalité qu’un prétexte commode.
Le sacrifice des langues anciennes est de ce point de vue symbolique : n’offrent-elles pas précisément le meilleur de l’interdisciplinarité ? Dans le décret finalement adopté, des moignons d’options ont été rétablis mais l’enseignement des langues anciennes se retrouve cloisonné dans un étrange « monstre pédagogique »[7], aux antipodes des belles intentions interdisciplinaires.
De même on propose aux professeurs d’histoire-géographie de participer à l’EPI « Langues et cultures de l’antiquité ». Or le nouveau programme d’histoire correspondant n’aborde absolument pas l’antiquité ! Sur le même principe les programmes de sciences physiques se trouvent de plus en plus « démathématisés »[8]. L'Académie des sciences a ainsi fustigé les nouveaux programmes :
En ce qui concerne les sciences, on peut regretter qu’aucune véritable tentative d’interdisciplinarité bien coordonnée n’ait été tentée.
On le voit : les nouveaux programmes eux-mêmes, si soucieux d'interdisciplinarité, ne sont pas conçus de manière interdisciplinaire. Bref : ce qu’on demande aux enseignants, on ne le demande pas aux programmes !
Si l’on voulait vraiment promouvoir l’interdisciplinarité, mieux vaudrait concevoir les programmes en ce sens et donner la possibilité aux professeurs d’apprendre à connaître les programmes des autres disciplines.
Un cheval de Troie de la flexibilité
Les « enseignements pratiques interdisciplinaires », comme l’« accompagnement personnalisé » ont d’abord cette vertu d’être pris sur les cours du tronc commun, même s’ils s’intitulent très étonnamment « enseignements complémentaires » dans le décret : des « enseignements complémentaires » qui ne coûtent donc... rien.
Les EPI, comme l’accompagnement dit « personnalisé » (en classe entière !), parce qu’ils peuvent être menés par n’importe quel professeur, sont avant tout des paramètres d’ajustement dans la gestion des ressources humaines qui permettront de substantielles économies budgétaires, sur l’exemple du lycée. Ils permettront de réduire le coût des heures supplémentaires (plus d'une demi-milliard d'euros par an au collège) comme de compléter plus facilement les services des professeurs en sous-service.
Exemples de flexibilité, ou à quoi tiendront les EPI :
– La répartition horaire : l’EPI comportera plus ou moins de SVT selon que le professeur de SVT aura besoin de compléter son service. Le projet pédagogique n’aura qu’à s’adapter à cette étrange contrainte non pédagogique. Les thèmes risquent d'être surtout choisis en fonction de considérations de service.
– L’attribution : la constitution des équipes risque bien de ne pas être toujours pédagogique. Un professeur n’a pas assez d’heures pour effectuer son service ? Qu’à cela ne tienne : il sera affecté, selon son vœu ou non, à un ou deux EPI ou à quelques heures d’AP ! Pour une même classe la partie disciplinaire du cours de français pourra être assurée par un professeur de français (qui a trop d'heures) et la partie interdisciplinaire par un autre (qui n'en a pas assez). Au lycée, il était même recommandé que l’accompagnement personnalisé fût assuré par un professeur ne connaissant pas les élèves ! On rencontre déjà, dans le collège actuel, des disciplines partagées entre plusieurs professeurs pour raisons de service
– La constitution des équipes : pour les mêmes raisons que ci-dessus, elle risque bien de ne pas être toujours pédagogique.
– Pire : à terme l’EPI permettra sans doute de transférer des heures d’une discipline à une autre. Qu’importe que, dans une heure et demi d’EPI sur le thème « Transition écologique et développement durable », une heure soit effectuée par le professeur de français et une demi-heure par le professeur d’histoire-géographie… ou l’inverse : au total c’est toujours une heure et demie d'EPI dans l'emploi du temps des élèves !
Un premier pas, avec la globalisation des horaires scientifiques ou artistiques en 6e, vers une polyvalence disciplinaire qui ne dit pas son nom, dans l’esprit d’une « école fondamentale » du primaire jusqu’au collège appelée de leurs vœux par les plus progressistes de nos pédagogues naufrageurs et par les néo-libéraux. Rappelons que la classe de 6e est d'ores et déjà rattachée symboliquement à l’école primaire par ses programmes et son appartenance au « cycle 3 ».
Rappelons également que, dans la version initiale du projet de réforme, les EPI devaient tout simplement engloutir les options de langues anciennes et permettre ainsi de convertir opportunément des milliers de postes de langues anciennes en milliers de postes de français, les lettres modernes et les lettres classiques souffrant d’une grave crise de recrutement[9].
La suppression des décharges pour effectifs pléthoriques ou des heures de chaire obéit aux mêmes considérations économiques. On comprend mieux pourquoi l’Institut Montaigne, « Terra Nova » ou le Medef soutiennent activement cette réforme. Déjà, en 2013, la Cour des comptes, qui n'a pas de compétence pédagogique, critiquait « la monovalence disciplinaire des enseignants du second degré », son « coût important » et exigeait... « un net renforcement de l’interdisciplinarité et du travail en équipe ».
Disons-le : cette réforme, qui se veut pédagogique, est uniquement technocratique et budgétaire. Elle n’aidera pas les élèves en difficulté en leur proposant un enseignement déstructuré et des intervenants plus nombreux. Elle ne fera que contribuer à proposer une école publique au rabais.
La FCPE qui, à la pointe du réformisme pédagogique, conteste le « schéma “un professeur, une heure, une classe, une discipline” »[10], déplore le « zapping disciplinaire » : à vrai dire le zapping interdisciplinaire à venir risque d’être bien plus confus – et même désastreux – pour les élèves les plus faibles.
Et, pendant ce temps, comme avec la chaotique réforme des rythmes scolaires dans le primaire, rien n’est fait pour s’attaquer aux véritables causes de l’échec scolaire.
Notes
[1] Louise Tourret dans « Slate » du 3 mai 2015 : « La réforme du collège défend l'interdisciplinarité et c'est une aberration »
Voici ce que nous explique Elisabeth Bauthier, chercheuse au laboratoire Escol de Paris VIII et qui a observé les travaux personnels encadrés, soit l’interdisciplinarité telle qu’elle a été pratiquée au lycée:
« L’interdisciplinarité ne s’attache pas à des disciplines mais davantage à la manière dont on traite les savoirs, permettent de comprendre le monde dans sa complexité. Mais c’est plus long et ça prend plus de temps. »
Mais, plus grave: ce type de pédagogie renforcerait les inégalités :
« Ce que nous avons observé, depuis quelques années, c’est que les meilleurs élèves tirent un avantage supplémentaire de ce genre de dispositif. Les entrées par thème favorisent les élèves qui savent construire un texte ou une réflexion en cherchant dans différents domaines. Ils naviguent entre les savoirs. C’est une tâche sophistiquée qui laisse les plus faibles sur le bord de la route. Avec la généralisation de telles méthodes les écarts vont se creuser. […] On risque de rendre l’enseignement plus superficiel, c’est un danger… »
[2] Du moins les TPE ont permis d’améliorer la réussite fictive du baccalauréat puisque seuls sont comptés les points au-dessus de la moyenne.
[3] Article L912.1.1 du Code de l’éducation :
« La liberté pédagogique de l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l'éducation nationale et dans le cadre du projet d'école ou d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d'inspection.
Le conseil pédagogique prévu à l'article L. 421-5 ne peut porter atteinte à cette liberté. »
[4] Décret n° 2014-940 du 20 août 2014 relatif aux obligations de service et aux missions des personnels enseignants exerçant dans un établissement public d'enseignement du second degré
« Dans le cadre de la réglementation applicable à l'ensemble des fonctionnaires en matière de temps de travail et dans celui de leurs statuts particuliers respectifs, les enseignants mentionnés à l'article 1er du présent décret sont tenus d'assurer, sur l'ensemble de l'année scolaire : […]
II. - Les missions liées au service d'enseignement qui comprennent les travaux de préparation et les recherches personnelles nécessaires à la réalisation des heures d'enseignement, l'aide et le suivi du travail personnel des élèves, leur évaluation, le conseil aux élèves dans le choix de leur projet d'orientation en collaboration avec les personnels d'éducation et d'orientation, les relations avec les parents d'élèves, le travail au sein d'équipes pédagogiques constituées d'enseignants ayant en charge les mêmes classes ou groupes d'élèves ou exerçant dans le même champ disciplinaire. Dans ce cadre, ils peuvent être appelés à travailler en équipe pluriprofessionnelle associant les personnels de santé, sociaux, d'orientation et d'éducation. »
[5] Jacques Muglioni, La Gauche et l’école, L’École ou le loisir de penser, 1993.
[6] C’est bien le souhait du SNPDEN qui a approuvé la réforme du collège 2016. Rappelons que « le conseil d'administration du collège, sur proposition du conseil pédagogique, déterminera les thématiques qui seront traitées dans les classes de 5e, 4e et 3e. »
Les projets de programmes à propos des EPI :
« Ils contribuent à renforcer la cohésion et l'efficacité des équipes éducatives dont tous les membres sont invités à s'impliquer dans les projets et peuvent d’ailleurs donner lieu à des co‐interventions. »
[7] « Marianne » du 19 mai 2015 : « Langues anciennes : la réforme a accouché d’un monstre »
[8] Pierre Jacolino (du GRIP) sur son stimulant blog « PédagoJ » : « Les E.P.I. : O.P.A. sur l'interdisciplinarité ! » (11 mars 2015). Voir aussi « Le rendez-vous manqué de l'interdisciplinarité » (25 mars 2015)
[9] Deux postes sur trois non pourvus en lettres classiques en 2014 et un poste sur cinq non pourvu en lettres modernes.
[10] FCPE : « Il reste encore beaucoup à faire pour le collège ! » (11 mars 2015)