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Les langues anciennes dans la ligne de mire
- Loys
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Je n'ai pas défendu cette idée, bien au contraire. La science, comme la culture - malheureusement pour les états totalitaires - n'obéit pas à aucune idéologie.DM écrit: @Loys: Le régime nazi ne me semble pas basé sur le culte de la technique, même si bien sûr il a utilisé la technique à ses fins ; il me semble que ce qualificatif conviendrait plus aux États-Unis et à l'URSS, qui voyaient dans la technique et l'industrie la voie vers des sociétés meilleures. Au contraire, le régime nazi rejetait, par bien des aspects, la modernité : il voulait assujettir l'Homme à des valeurs traditionnelles (la Terre, le Sang), le rattacher à tel ou tel peuple ancien ; il rejetait les sciences trop théoriques (« science juive ») et les arts trop novateurs. Cette idée du régime nazi « scientifique » a été dénoncée, par exemple, par Primo Lévy et Richard Feynman.
L'inscription du nazisme dans un tradition relève, comme pour le fascisme, davantage du folklore puisque l'idéologie nazie visait à promouvoir un "homme nouveau". Dans ce but tous les moyens techniques nouveaux de la propagande ou de la guerre ont été mis à contribution. Voilà pourquoi je parle du culte de la technique, et non de la science. Effectivement on retrouve ce même culte dans le totalitarisme soviétique.
Et le rôle, beaucoup plus important, de très grands scientifiques.Je vous accorde cependant que le régime nazi était — du moins en partie — anti-intellectuel ; mais n'oubliez pas le rôle d'intellectuels tels que Martin Heidegger.
Folklore. La culture antique se résumerait-elle pour vous aux conquêtes romaines ?Quant à l'oubli des humanités anciennes... Mais songez donc que le fascisme italien a abondamment voulu rattacher les italiens du XXe siècle à la tradition romaine ! Songez à ces affiches de propagande montrant l'italien, digne héritier des légionnaires antiques, protégeant les œuvres d'art millénaires face aux « dégénérés » (américains, noirs, juifs...). On était au contraire en plein culte de la Rome antique !
C'est parce que vous oubliez tout ce que nous devons à ces humanités. Ce n'est pas tant le latin et le grec dont vous parlez, mais de l'ensemble d'une culture littéraire dont l'utilité ne vous apparaît pas : voilà qui nous renvoie à des échanges de l'an passé sur l'intérêt de l'enseignement de la littérature.Bref, je ne suis nullement convaincu par les arguments selon lesquels les humanités anciennes donnent des pays « civilisés » ;
A la vérité c'est un terrible aveu pour le wikipédien que vous êtes : à quoi bon la culture ?
Les humanités étaient déjà déjà une tradition scolaire à l'époque romaine : que faut-il en penser ?les épouvantables guerres mondiales ont eu lieu à des époques où celles-ci étaient très valorisées dans l'enseignement.
Pour sa part Adolf Hitler n'était ni latiniste ni helléniste, mais - contrairement à vous - je n'en tire aucune conclusion pour autant.
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- Loys
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L'enseignement du latin et du grec n'est pas un vaccin. C'est simplement le signe d'un humanité ne voulant pas devenir amnésique.DM écrit: Si vous voulez un autre exemple de ce dont sont capables les civilisations imbibées d'humanités anciennes: les élites britanniques étaient largement sélectionnées sur la maîtrise du latin et du grec... et ont mené une politique de colonisation raciste.
Lisez Euripide et vous verrez que, dès le Ve siècle av. J.-C., les barbares ne sont forcément ceux que l'on croit.Je ne prétends évidemment pas que ce sont les humanités anciennes qui ont provoqué ces comportements, mais en tout cas elles n'ont rien empêché et ont parfois servi d'excuse (raccrochement aux civilisations antiques pour justifier qu'on aille civiliser les « barbares »).
D'une culture on peut garder les traits de ce que l'on estime conforme à une idéologie. L'ensemble d'une culture résiste par définition à toute idéologie. Le culte des légions romaines était déjà raillé par la plupart des poètes élégiaques latins du Ier siècle av. J.-C.
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Je ne sais pas si on peut parler de culte de la technique. Par ailleurs, cela dépasse la période nazi. C’est quelque chose qui est sensible dès le début du XXe siècle. Il s’agit de faire du corps humain un rouage dans une machine, rouage bien huilé par les exercices physiques qui assureront un jeu sans défaut dans la mécanique du groupe, en interaction avec les machines dont le corps humain devient un prolongement.DM écrit: @Loys: Le régime nazi ne me semble pas basé sur le culte de la technique, même si bien sûr il a utilisé la technique à ses fins ;
On le voit très bien dans le monde d’hier de Stephan Zweig, et c’est l’un des aspect de ce que les historiens appellent la brutalisation. Cet aspect du mécanisme a dû entrer en résonnance en Allemagne avec le dressage prussien. La technique a joué ici plus qu’un rôle de simple métaphore : un modèle d’efficacité.
On imagine bien ce que ce modèle a pu avoir de déshumanisant. Mais pour le coup, Loys, la comparaison avec Michel Serres me semble fausse.
Vous confondez sciences et techniques.DM écrit: Au contraire, le régime nazi rejetait, par bien des aspects, la modernité : il voulait assujettir l'Homme à des valeurs traditionnelles (la Terre, le Sang), le rattacher à tel ou tel peuple ancien ; il rejetait les sciences trop théoriques (« science juive »)
Le fascisme a pris ses exemples plus dans la Rome impériale que dans la Rome républicaine.DM écrit: Quant à l'oubli des humanités anciennes... Mais songez donc que le fascisme italien a abondamment voulu rattacher les italiens du XXe siècle à la tradition romaine !
D’un autre côté, voyez comme les insurgés américains ont pris à la Rome républicaine. Non pas pour ses traits militaristes ou expansionnistes, mais comme exemple de conservatoire des vertus civiques. Et cette confiance placée en l’exemple antique, illustré par le serment des Cincinatti, a trouvé suffisamment de force pour s’inscrire ensuite dans les noms de plusieurs villes américaines. On est là dans le détail, mais un détail révélateur.
Ce n'est pas seulement un élément de folklore : la référence antique a nourri la réflexion de l'Occident, et cette réflexion a nourri à la fois les mouvements d'émancipation et les constructions politiques qui ont suivi. La comparaison entre indépendance américaine et indépendance des nations arabes est cruelle pour ces dernières.
Vous n’avez encore rien vu.DM écrit: @archeboc: Pas si près du gouffre que cela? Parce que le remplacement en France de la démocratie par une espèce de technocratie veule, raciste, réactionnaire et pratiquant le culte du Chef, ce n'est pas déjà un peu le gouffre, par exemple?
Allez, je ne vais pas prendre la défense du régime de Vichy, dont vous avez donné une description assez fidèle, mais penchez-vous sur le procès de Riom. Il est sûr que si Vichy s’est lancé dans cette bouffonnerie, en dépit des avertissements des nazis, c’était moins par vertu que par vaine gloire. Mais mettre cette vaine gloire dans un procès à la loyale, n’est-ce pas la preuve que tout n’était pas corrompu, qu’il y avait, derrière l’avachissement provoqué par la défaite, des vertus qui se gâchaient ?
Votre exemple est frappant, sur deux points.DM écrit: @loys: Si vous voulez un autre exemple de ce dont sont capables les civilisations imbibées d'humanités anciennes: les élites britanniques étaient largement sélectionnées sur la maîtrise du latin et du grec... et ont mené une politique de colonisation raciste (« Que pensez vous de la civilisation occidentale ? Gandhi : Je pense que ce serait une bonne idée. »).
1- tout d'abord, la réponse de Gandhi est un très bel hommage. J'ai du mal à imaginer la Bouboulina à qui on demanderait : "que pensez-vous de la civilisation ottomane" répondre "ce serait une bonne idée". Cette affirmation plus générale que l'Occident dans la colonisation a trahi ses valeurs, c'est quelque chose qu'on trouve déjà chez Montaigne.
2- Plus fondamentalement, je pense que si les élites britanniques n’avaient pas été cet alliage de christianisme pondéré, de philosophie pragmatique, de lettres classiques élégantes et de traditions de collège, Gandhi n’aurait pas eu l’occasion de vivre jusqu’à l’indépendance : il aurait fini comme ont fini Tupac Amaru, Vercingétorix, Jésus de Nazareth et tant de héros de la lutte anti-coloniale et des communautés minorisées.
Toutes les colonisations sont violentes, et tous les colonisateurs vont trouver dans leur histoire les mythes qui justifient leurs actes. Si l’Europe s’est moins mal comportée que ses devanciers, oui, je pense que c’est dû à une culture spécifique, dont la composante gréco-latine n’était pas la moins importante.DM écrit: Je ne prétends évidemment pas que ce sont les humanités anciennes qui ont provoqué ces comportements, mais en tout cas elles n'ont rien empêché et ont parfois servi d'excuse (raccrochement aux civilisations antiques pour justifier qu'on aille civiliser les « barbares »).
Je pense au Premier Homme, de Camus, dont le héros s’indigne de la profanation des cadavres : « un homme, cela s’empêche ». (Je dois tirer cela du cœur intelligent de Finkielkraut). Je ne sais pas ce que Camus mettait derrière cet épisode de la guerre d’Algérie, mais si on relie Camus à Antigone, on fait de l’ancienne histoire thébaine bien autre chose qu’une ode à la rébellion adolescente : peut-être un cours de moral ?
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Voici un excellent sujet de dissertation.
J'ai tendance, je l'avoue, à l'utiliser des arguments utilitaristes lorsque l'on m'interroge sur la nécessité d'enseigner (surtout en enseignement obligatoire) tel ou tel sujet, de faire telles ou telles recherche — tout simplement en raison de la part de coercition implicite : puisqu'un enseignement obligatoire peut être subi involontairement (*), puisque l'enseignement et la recherche sont financés par l'impôt. Il paraît en effet peu légitime d'imposer aux autres ses propres marottes et ses goûts personnels.
En résumé, j'ai bien aimé le latin (j'ai passé le latin au baccalauréat avec, il me semble, une note élevée, je l'ai passé à l'ENS etc.) mais je manque d'arguments politiques pour justifier de la continuation du financement d'un recrutement de masse d'enseignants spécialisés dans ce domaine.
(*) J. Alan Robinson, l'inventeur de la méthode de résolution en logique, britannique, depuis naturalisé américain, a ainsi mal ressenti dans sa jeunesse l'accent mis dans les universités britanniques sur les humanités anciennes et s'était bien mieux senti aux USA.
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- Loys
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Je pensais à sa mise en accusation de la culture dans l'émission de Finkielkraut.archeboc écrit: On imagine bien ce que ce modèle a pu avoir de déshumanisant. Mais pour le coup, Loys, la comparaison avec Michel Serres me semble fausse.
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J'avoue mal comprendre votre raisonnement s'agissant d'un enseignement qui n'est précisément pas obligatoire.DM écrit: J'ai tendance, je l'avoue, à l'utiliser des arguments utilitaristes lorsque l'on m'interroge sur la nécessité d'enseigner (surtout en enseignement obligatoire) tel ou tel sujet, de faire telles ou telles recherche — tout simplement en raison de la part de coercition implicite : puisqu'un enseignement obligatoire peut être subi involontairement (*), puisque l'enseignement et la recherche sont financés par l'impôt.
Et que signifie votre raisonnement pour l'ensemble de l'école obligatoire ?
De quoi parlez-vous ?Il paraît en effet peu légitime d'imposer aux autres ses propres marottes et ses goûts personnels.
Ce brave homme est l'un des plus actifs destructeurs de l'école républicaine : qu'il en soit remercié !(*) J. Alan Robinson, l'inventeur de la méthode de résolution en logique, britannique, depuis naturalisé américain, a ainsi mal ressenti dans sa jeunesse l'accent mis dans les universités britanniques sur les humanités anciennes et s'était bien mieux senti aux USA.
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J'ai apprécié le latin. Pourtant, j'estime que celui-ci n'est pas très utile pour moi ; il s'agit de pur développement personnel, sans visée applicative. Comme les ressources publiques ne sont pas infinies, j'admets que l'État ait à faire des choix dans les enseignements financés, et a priori le critère d'utilité doit être assez important : il me semble difficile d'expliquer aux gens qu'ils payent des impôts pour financer des enseignements de peu d'utilité (qui ne forment substantiellement ni le citoyen, ni le travailleur en nous...).
C'est une discussion qui est également valable pour la recherche scientifique. Un collègue approchant de la retraite me dit qu'il y a bien un moment où l'on doit se justifier à soi-même, sinon aux autres, que l'on dépense bien l'argent du contribuable ; il paraît plutôt abusif d'expliquer que l'on poursuit des marottes personnelles.
Vous voyez ce que je veux dire?
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- Loys
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Au terme de ce que vous appelez l'utilité, bien peu de choses enseignées à l'école sont véritablement utiles mais le secondaire (et une partie du supérieur) n'a pas vocation à former à une profession particulière : il ouvre le champ des possibles.
De ce point de vue réduire l'école à une vocation utilitaire (c'est ce qu'essaie de faire l'enseignement par compétences), ce n'est rien d'autre que vouloir supprimer l'école au sens de cet idéal de la formation de l'esprit. Le goût de l'effort gratuit fait chaque jour davantage place au goût de l'utilité sans effort.
Je vous conseille la lecture des ces articles récents :
- « Les langues anciennes ne servent à rien en particulier, mais elles peuvent être utiles à tout » , Le Nouvel Économiste" du 15/03/13.
- « Le latin et le grec, une force pour l’entreprise ! » dans "Les Échos" du 22/03/13.
- "Les « humanités », au cœur de l’excellence scolaire et professionnelle" , une publication du Centre d’Analyse stratégique, N°2013-02, 02/13 par Jean-François Pradeau. Nouveau lien : archives.strategie.gouv.fr/cas/system/fi...naleval_le_25-02.pdf
- www.lemonde.fr/campus/article/2017/02/16...5080634_4401467.html
Voir aussi du même auteur : www.institutdiderot.fr/wp-content/upload...dans-lentreprise.pdf
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www.lemonde.fr/idees/article/201 ... _3232.html
Bonne journée!
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- Loys
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Aucune réaction des partis politiques à part deux communiqués : Marine Le Pen et "Debout la République" .
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Une exception : interview d'un défenseur du latin et du grec dans "Rue des écoles" sur "France Culture" samedi 27/04/13 à 19h.
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